Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4815
Il y a, monseigneur, une prodigieuse différence, comme vous savez, entre vous et votre chétif ancien serviteur. Vous êtes frais, brillant, vous avez une santé de général d’armée, et je suis un pauvre diable d’ermite, accablé de maux, et surchargé d’un travail ingrat et pénible : c’est ce qui fait que votre serviteur vous écrit si rarement. Je me flatte bien que notre doyen[1] a fait l’honneur à l’Académie de lui présenter notre Dictionnaire. Je le crois fort bon : ce n’est pas parce que j’y ai travaillé, mais c’est qu’il est fait par mes confrères.
Je vous exhorte à voir le Droit du Seigneur, qu’on a follement appelé l’Ècueil du Sage. On dit qu’on en a retranché beaucoup de bonnes plaisanteries, mais qu’il en reste assez pour amuser le seigneur de France qui a le plus usé de ce beau droit. Si vous veniez dans nos déserts, vous me verriez jouer le bailli, et je vous assure que vous recevriez Mme Denis et moi dans la troupe de Sa Majesté. On dit qu’on a donné des Étrennes aux sots. Assurément ces étrennes-là ne vous sont pas dédiées ; mais s’il fallait envoyer ce petit présent à tous ceux pour qui il est fait, il n’y aurait pas assez de papier en France. Je vous avertis que Mlle Corneille est une laideron extrêmement piquante, et que si vous voulez jouir du droit du seigneur avant qu’on la marie, il faut faire un petit tour aux Délices ; mais malheureusement les Délices ne sont pas sur le chemin du Bec d’Ambez.
Je crois Luc extrêmement embarrassé. Vous savez qui est Luc[2] : cependant il fait toujours de mauvais vers, et moi aussi.
Agréez mon éternel et tendre respect.