Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4793

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 573-574).
4793. — À M. LE DOCTEUR BIANCHI[1],
à rimini.

Vous avez prononcé, monsieur, l’éloge de l’art dramatique, et je suis tenté de prononcer le vôtre. Je regardai cet art, dès mon enfance, comme le premier de tous ceux à qui le mot de beau est attaché. On me dira : Vous êtes orfèvre, monsieur Josse[2] ; mais je répondrai que c’est Sophocle qui m’a donné mes lettres de maîtrise, et que j’ai commencé par admirer avant de travailler.

Je vois avec plaisir que dans l’Italie, cette mère de tous les beaux-arts, plusieurs personnes de la première considération non-seulement font des tragédies et des comédies, mais les représentent. M. le marquis Albergati Capacelli a fait des imitateurs. Ni vous, ni lui, ni moi, monsieur, ne prétendons qu’on fasse de l’Europe la patrie des Abdérites ; mais quel plus noble amusement les hommes bien élevés peuvent-ils imaginer ? De bonne foi, vaut-il mieux mêler des cartes, ou ponter un pharaon ? C’est l’occupation de ceux qui n’ont point d’âme ; ceux qui en ont doivent se donner des plaisirs dignes d’eux, Y a-t-il une meilleure éducation que de faire jouer Auguste à un jeune prince, et Émilie à une jeune princesse ? On apprend en même temps à bien prononcer sa langue, et à la bien parler ; l’esprit acquiert des lumières et du goût, le corps acquiert des grâces : on a du plaisir, et on en donne très-honnêtement. Si j’ai fait bâtir un théâtre chez moi, c’est pour l’éducation de Mlle Corneille ; c’est un devoir dont je m’acquitte envers la mémoire du grand homme dont elle porte le nom.

Ce qu’il y avait de mieux au collège des jésuites de Paris, où j’ai été élevé, c’était l’usage de faire représenter des pièces par les pensionnaires, en présence de leurs parents. Plût à Dieu qu’on n’eût eu que cette récréation à reprocher aux jésuites ! Les jansénistes ont tant fait qu’ils ont fermé leurs théâtres. On dit qu’ils fermeront bientôt leurs écoles. Ce n’est pas mon avis ; je crois qu’il faut les soutenir et les contenir[3] : leur faire payer leurs dettes quand ils sont banqueroutiers ; les pendre même quand ils enseignent le parricide ; se moquer d’eux quand ils sont d’aussi mauvais critiques que frère Berthier. Mais je ne crois pas qu’il faille livrer notre jeunesse aux jansénistes, attendu que cette secte n’aime que le Traité de la Grâce, de saint Prosper, et se soucie peu de Sophocle, d’Euripide, et de Térence, quoique, par une de ces contradictions si ordinaires aux hommes, Térence ait été traduit par les jansénistes de Port-Royal. Faites aimer l’art de ces grands hommes (je ne parle pas des jansénistes, je parle des Sophocle). Malheur aux barbares jaloux à qui Dieu a refusé un cœur et des oreilles ! malheur aux autres barbares qui disent : On ne doit enseigner la vertu qu’en monologue ; le dialogue est pernicieux ! Eh ! mes amis, si l’on peut parler de morale tout seul, pourquoi pas deux ou trois ? Pour moi, j’ai envie de faire afficher : « On vous donnera un Sermon en dialogue, composé par le R. P. Goldoni. »

N’êtes-vous pas indigné, comme moi, de voir des gens qui se disent gravement : Passons notre vie à gagner de l’argent ; cabalons, enivrons-nous quelquefois ; mais gardons-nous d’aller entendre Polyeucte, etc.

  1. Cette lettre a été jusqu’ici placée en 1763 ; je la mets à la fin de 1761, parce qu’elle me parait antérieure à la Balance égale, qui est de février 1762. (B.) — Voyez tome XXIV, pajge 347.
  2. L’Amour médecin, acte I, scène i.
  3. C’est à cause de cette phrase, rappelez dans la Balance égale (voyez tome XXIV, page 338), que j’ai mis cette lettre a la fin de 1761. (B.)