Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4780

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 556-557).
4780. — À M. FYOT DE LA MARCHE[1].
Aux Délices, 23 décembre 1761.

Vraiment, c’est un pot-de-vin du marché. Nous venons d’en boire aussitôt qu’il est arrivé aux Délices, et nous avons répété le vers de votre fontaine, qui, pour jouer sur le mot, est digne de La Fontaine :


Là, sans crainte des loups, l’agneau se désaltère.


Jugez comme vous avez été fêté, loué, célébré par Mme Denis et par nos convives. Vraiment ce n’est pas de belle eau claire que vous faites boire à vos agneaux des Délices ; vous vous êtes souvenu que vos agneaux sont Bourguignons ; le président Fétiche ne nous aurait jamais fait boire que du vinaigre ou de l’eau bourbeuse.

Je suis enchanté de vos estampes, mon digne et grand magistrat ! Vous n’avez cru graver que votre reconnaissance, et vous avez gravé votre gloire. Votre inscription pour M. de Berbisey[2] est simple, noble, précise, affectueuse et modeste. C’est le cœur qui parle avec l’esprit sans chercher l’esprit. J’ai le malheur jusqu’à présent de n’avoir pu être que le bienfaiteur de l’Église. J’ai fait bénir la mienne en grande cérémonie[3]. Mon grand Christ attire tous les curieux. Quelle piété ! dit-on. Je l’avais toujours prévu que ce vieux mauvais plaisant finirait par être dévot. Voilà ce que disent les bonnes âmes, et on assure que tous les mondains finissent par là : c’est la mode de tous les temps.


Inde Acherusia fit stultorum denique vita.


Je ferais une œuvre bien plus méritoire si je pouvais arracher mon petit pays de Gex à la tyrannie des fermiers généraux ; mais il est plus aisé de s’accommoder avec Dieu qu’avec eux : aussi sont-ils maudits par saint Matthieu, qui les connaissait bien pour avoir été leur commis. Puisque je suis en train sur ces belles matières, je prends la liberté de vous envoyer un petit sermon[4] qu’on m’a fait tenir ces jours passés, et que vous ne montrerez pas à l’ambassadeur de Portugal[5]. Le rabbin Akib me parait un bon diable ; vous pensez sans doute comme lui, au judaïsme près ; personne n’a moins l’air d’un juif que vous.

Nous vous adorons à Ferney et aux Délices du culte de dulie, et de la plus tendre dulie. V.

  1. Éditeur, Th. Foisset.
  2. Jean de Berbisey, qui avait résigné la première présidence du parlement de Bourgogne en faveur de M. le président de La Marche en 1745, était mort en 1756, âgé de 93 ans. (Note du premier éditeur.) — Voltaire a écrit Berbisi.
  3. Ce n’est point l’église actuelle de Ferney, mais la construction qu’on laisse sur sa gauche en arrivant au château de Voltaire, et qu’on prendrait, si elle était moins négligée, pour une grange ou pour la loge du portier. (Note du premier éditeur.)
  4. Le Sermon du rabbin Akib ; voyez tome XXIV, page 277.
  5. Fyot de Neuilly, dont il avait été question pour l’ambassade de Portugal.