Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4778

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 553-554).

4778. — À M. FYOT DE LA MARCHE[1].
Aux Délices, 19 décembre.

Je prends le parti d’adresser ma lettre chez M. de Pont-de-Veyle, car c’est chez l’amitié qu’on doit trouver M. de La Marche[2]. L’amitié a toujours été à la tête de vos vertus ; je ne me trouve pas mal de ce beau penchant que vous avez dans votre cœur ; vous daignez faire tomber sur moi un peu de vos faveurs, vous savez combien j’en sens le prix. Vous m’avez bien échauffé l’âme par votre apparition à Ferney, et puis vous voilà de moitié avec moi dans le monument que j’élève à Corneille[3]. Vous ne sauriez croire à quel point je suis enchanté de tant de bontés ; quand vous aurez fini toutes les affaires qu’on a toujours à Paris, rempli bien des devoirs, fait et reçu bien des visites, quand vous serez oisif, n’est-il pas vrai que vous lirez mon œuvre des six jours[4] ? Vous ne serez pas fâché d’y trouver un peu de religion ; il est vrai qu’elle n’est pas chrétienne, mais elle a son mérite, et, comme disait feu l’empereur de la Chine au jésuite Parennin, toutes les religions tendent au même but, qui est de suivre la raison universelle, et de n’avoir point à se reprocher en mourant d’avoir insulté et obscurci cette raison. Voilà de belles paroles pour un Chinois qui renvoyait nos missionnaires. Je me flatte que vous ne trouverez pas dans mon œuvre des six jours une autre morale, et qu’il y a une religieuse qui vous attendrira.

Si je ne peux avoir l’honneur de vous faire ma cour cet hiver, du moins mes enfants la feront. J’ai dans l’idée que vous pourriez bien passer dorénavant vos hivers à Paris et vos étés à la Marche. Me trompé-je ? Je suis bien homme à vous rendre mes hommages les étés, mais je ne prévois pas que je puisse jouir de ce bonheur longtemps. Je pourrai tout au plus m’échapper quelques jours. Ce ne seront point mes travaux champêtres, mon église et mon théâtre, qui me retiendront ; ce sera Corneille : nous allons commencer l’édition, et il n’y aura pas moyen de quitter. Je vous remercie encore une fois de la bonté que vous avez de permettre que vos protégés embellissent cette édition. Je voudrais être bientôt quitte de tant de vers pour venir entendre et lire votre prose. Il me semble que vous élèveriez et que vous échaufferiez mon âme. Elle est remplie pour vous du respect le plus tendre depuis environ cinquante ans. V.

  1. Éditeur, Th. Foisset.
  2. M. de La Marche avait en effet conservé une liaison intime avec Pont-de-Veyle, son condisciple. On dit même qu’il ne fut pas étranger à la composition du Fat puni et du Complaisant. (Note du premier éditeur.)
  3. En laissant travailler pour les estampes de son édition de Vosge père et Monnier, qui étaient alors au château de la Marche.
  4. Olympie.