Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4776
Vous avez raison, monseigneur, vous avez raison ; il faut absolument que Cassandre soit innocent de l’empoisonnement d’Alexandre, et qu’il soit bien évident qu’il n’a frappé Statira que pour défendre son père : il doit intéresser, et il n’intéresserait pas s’il était coupable de ces crimes qui inspirent l’horreur et le mépris. Je suis de votre avis dans tout ce que vous dites, excepté dans la critique du poignard qu’on jette au nez d’Antigone : ce drôle-là ne le ramassera pas, quelque sot qu’il soit. Ce n’est pas un homme à se tuer pour des filles ; et d’ailleurs tant de prêtres, tant de religieuses et d’initiés se mettront entre eux, que je le défierais de se tuer. Je remercie vivement, tendrement, Votre Éminence. Savez-vous bien que j’ai passé la nuit à faire usage de toutes vos remarques ? Il me paraît que vous ne vous souciez guère des grands mystères et des initiations. Cela n’est pas bien. Statira religieuse, Cassandre qui se confesse, tout cela me paraît fait pour la multitude. Le spectacle est auguste, et fournit des idées neuves : tout cela nous amusera sur notre petit théâtre. Je voudrais jouer devant Votre Éminence, recreatus præsentia. Que vous êtes aimable de vous amuser des arts ! vous devez au moins les juger, après avoir fait de si jolies choses quand vous n’aviez rien à faire. Je vois par vos remarques que vous ne nous avez pas tout à fait abandonnés. Mon avis est que vous vous mettiez tout de bon à cultiver vos grands talents. Le cardinal Passionei disait qu’il n’y avait que lui qui eût de l’esprit dans le sacré collège. Vous n’aviez pas encore le chapeau dans ce temps-là. Je tiens que Votre Éminence a plus d’esprit et de talent que lui, sans aucune comparaison. Je voudrais savoir si vous faites quelque chose, ou si vous continuez de lire. Je ne demande pas indiscrètement ce que vous faites, mais si vous faites. Le cardinal de Richelieu faisait de la théologie à Luçon, Dieu vous préservera de cette belle occupation. Je voudrais encore savoir si vous êtes heureux, car je veux qu’on le soit malgré les gens. Votre Éminence dira : « Voilà un bavard bien curieux ; » mais ce n’est pas curiosité, cela m’importe ; je veux absolument qu’on soit heureux dans la retraite.
Vous m’avez permis de vous envoyer dans quelque temps des remarques sur Corneille ; vous en aurez, et je suis persuadé que ce sera un amusement pour vous de corriger, retrancher, ajouter. Vous rendriez un très-grand service aux lettres. Eh ! mon Dieu ! qu’a-t-on de mieux à faire, et quelles sottises de toutes les espèces on fait à Paris ! Je ne reverrai jamais ce Paris ; on y perd son temps, l’esprit s’y dissipe, les idées s’y dispersent ; on n’y est point à soi. Je ne suis heureux que depuis que je suis à moi-même ; mais je le serais encore davantage si je pouvais vous faire ma cour. Cependant je suis bien vieux. Vale. Monseigneur, au pied de la lettre,
Gratia, fama, valetudo · · · · ·
On m’a envoyé les Chevaux et les Anes[1] : voulez-vous que je les envoie à Votre Éminence ?
- ↑ Voyez cette pièce, tome X.