Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4728

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 501-505).

4728. — DE M. LE PRÉSIDENT DE ROSSES[1].

Souvenez-vous, monsieur, des avis prudents que je vous ai ci-devant donnés en conversation, lorsqu’en me racontant les traverses de votre vie vous ajoutâtes que vous étiez d’un caractère naturellenient insolent. Je vous ai donné mon amitié ; une marque que je ne l’ai pas retirée, c’est l’avertissement que je vous donne encore de ne jamais écrire dans vos moments d’aliénation d’esprit, pour n’avoir pas à rougir dans votre bon sens de ce que vous avez fait pendant le délire.

J’ai mis mes affaires avec vous dans la règle ordinaire et commune. Je n’en suis venu là, malgré l’abus que vous faisiez du pouvoir que je vous ai laissé par le bail, qu’après que vous avez cherché à me jouer par un second marché illusoire et sans bonne foi de votre part. Quoique j’aie en main de quoi vous mener fort loin à la Table de marbre[2], je ne l’ai pas fait jusqu’à présent, mon dessein ayant été seulement de vous contenir.

Quoique après deux années de jouissance vous m’ayez persécuté pour acheter ma terre, quoique j’aie en mes mains l’offre de cent quarante-cinq mille livres, écrite de la vôtre, et à laquelle j’avais enfin consenti (offre sur laquelle vous m’avez par bonheur manqué de parole, car je ne m’en défaisais qu’à regret) ; il n’est pas vrai, et il ne peut l’être, que le sieur Girod vous ait dit que je ruinerais Mme Denis si vous ne la payiez cinquante mille écus. Il a pu vous représenter pour lors que vous exposiez vos héritiers par les dégradations illicites que vous faisiez dans mon bois ; ce qui est vrai. Mais il sait aujourd’hui que pour ce prix, ni pour aucun autre, je ne vendrais ma terre, ne voulant rien avoir de plus à démêler avec un homme admirable, à la vérité, par l’éminence de ses talents, mais turbulent, injuste, et artificieux en affaires sans les entendre.

Quant à Mme Denis, je l’honore et l’estime. C’est un tribut que tout le monde rend à sa justesse de cœur et d’esprit, dans un pays où, sans cette malheureuse effervescence à laquelle vous vous livrez, vous auriez pu vous-même trouver une retraite paisible et jouir tranquillement de votre célébrité. Comme elle est équitable et modérée, je suis très-persuadé que ma famille n’aura aucun démêlé avec elle[3]. Si, comme vous le dites, j’avais quelque crédit, il ne serait jamais employé qu’à la servir.

Il faut être prophète pour savoir si un marché à vie est bon ou mauvais. Ceci dépend de l’événement[4]. Je désire, en vérité de très-bon cœur, que votre jouissance soit longue, et que vous puissiez continuer encore trente ans à illustrer votre siècle : car, malgré vos faiblesses, vous resterez toujours un très-grand homme dans vos écrits. Je voudrais seulement que vous missiez dans votre cœur le demi-quart de la morale et de la philosophie qu’ils contiennent.

Quand vous m’avez pressé de venir chez vous pour entrer en pourparlers (ce que j’ai fait très-volontiers, puisque votre santé ne vous permettait pas de me venir trouver) ; quand je vous ai ensuite remis ma terre de Tournay ; vous, qui étiez sur place, la connaissiez beaucoup mieux que moi, qui n’y ai quasi jamais été. Vous l’aviez d’avance bien visitée et parcourue : ce qu’il était très-raisonnable à vous de faire. Je vous l’ai remise dans ce qu’elle contenait dans votre vu et su, telle qu’en jouissait le sieur Chouet alors fermier. J’ai toujours ouï dire que la forêt contenait environ 80 poses : c’est la mesure habituelle du pays, dont je suis si peu au fait que j’en ignore encore la valeur[5]. Je vous ai remis le bail du sieur Chouet, montant à 3,000 livres, avec progression pour les années suivantes à 3,200 et à 3,300 livres ; il ne tenait qu’à vous d’entretenir ce bail. Vous avez exigé qu’il fût résilié ; et le fermier, à son tour, a exigé de moi un dédommagement : ce qui était juste.

Vous dites à cela que le bail était trop cher, et que Chouet y a perdu 22,000 livres. Ici l’esprit de calcul vous a manqué. C’est une chose bien adroite que de perdre 22,000 livres en quatre ou cinq ans sur un bail de mille écus. Ce qu’il y a de plus curieux encore, c’est qu’au vu et su de tout le monde et de votre propre connaissance, le sieur Chouet n’avait pas un sol quand il est venu de Livourne prendre ma ferme. Cependant il y a vécu et m’a bien payé : ce qui n’est pas une petite merveille dans un homme de si peu de conduite.

Vous allez sans cesse répétant à tout le monde qu’au lieu de 12,000 livres que vous devez mettre en constructions et réparations au château de Tournay, vous y en avez déjà mis pour 18,000 livres, et même quelquefois pour 40,000 livres. Je désire fort que cela soit ainsi. Mais, n’ayant connaissance d’aucun autre changement que de quelques croisées et d’un pont de bois qui va au jardin, j’ai peine à les porter à ce prix. Au reste, je n’ai rien à vous dire là-dessus : vous êtes le maître du temps ; ce que vous n’avez pas fait, vous le ferez[6].

Venons au fait, car tout ce que vous dites là n’y va point. La mémoire est nécessaire quand on veut citer des faits. Elle vous manque sans doute lorsque vous affectez de confondre notre marché avec la commission de vous procurer du bois de chauffage. Ce sont deux choses très-isolées, et qui ne furent pas faites ensemble. Notre marché fut fait à Ferney, dans votre cabinet. C’est dans un autre temps, qu’en nous promenant dans la campagne, à Tournay, vous me dites que vous manquiez actuellement de bois de chauffage ; à quoi je vous répliquai que vous en trouveriez facilement de ceux de ma forêt vers Charles Baudy. Vous me priâtes de lui en parler, ce que je fis même en votre présence, autant que je m’en souviens, mais certainement d’une manière illimitée ; ce qu’on ne fait pas quand il s’agit d’un présent. Je laisse à part la vilité d’un présent de cette espèce, qui ne se fait qu’aux pauvres de la Miséricorde ou à un couvent de capucins. Je vous aurais à coup sur donné comme présent quelques voies de bois de chauffage si vous me les aviez demandées comme telles. Mais j’aurais cru vous insulter par une offre de cette espèce. Mais enfin, puisque vous ne le dédaignez pas, je vous le donne, et j’en tiendrai compte à Baudy, en par vous m’envoyant la reconnaissance suivante :


Je soussigné François-Marie Arouet de Voltaire, chevalier, seigneur de Ferney, gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, reconnais que M. de Brosses, président du parlement, m’a fait présent de … voies de bois de moule, pour mon chauffage, en valeur de 281 francs, dont je le remercie.

À … , ce …


À cela près, je n’ai aucune affaire avec vous. Je vous ai seulement prévenu que je me ferais infailliblement payer de Baudy, qui se ferait infailliblement payer de vous. Je l’ai fait assigner, il vous a fait assigner à son tour. Voilà l’ordre et voilà tout. De vous à moi il n’y a rien, et faute d’affaires point d’arbitrage. C’est le sentiment de monsieur le premier président, de M. de Ruffey, et de nos autres amis communs que vous citez, et qui ne peuvent s’empêcher de lever les épaules en voyant un homme si riche et si illustre se tourmenter à tel excès pour ne pas payer à un paysan 280 livres pour du bois de chauffage qu’il a fourni. Voulez-vous faire ici le second tome de l’histoire de M. de Gauffecourt, à qui vous ne vouliez pas payer une chaise de poste que vous aviez achetée de lui ? En vérité, je gémis pour l’humanité de voir un si grand génie avec un cœur si petit, sans cesse tiraillé par des misères de jalousie ou de lésine. C’est vous-même qui empoisonnez une vie si bien faite d’ailleurs pour être heureuse. Lisez souvent la lettre de M. Haller[7], elle est très-sage.

Votre grand cheval de bataille, à ce qu’il me paraît, est que Baudy n’est pas acheteur des bois, mais facteur rendant compte. Quand cela serait, que vous importe ? Et qu’avez-vous à voir aux conventions entre lui et moi ? Lui devez-vous moins la livraison comme acheteur ou comme facteur ? Démêlez-vous avec lui du prix et de la quantité : car ce sont des choses que j’ignore parfaitement. Je sais seulement, et je vous dis, moi, qu’il y a eu un marché de vente. Je ne l’ai pas vu depuis, et ne sais pas trop ce qu’il contient. Il est resté là-bas entre leurs mains, soit de Girod, soit de Baudy. J’ai autre chose à faire que de me mêler de ces détails. Je ne sais comment ils l’exécutent entre eux. Que ce soit par vente en bloc ou par factorerie à tant par moule, rien ne vous est plus indifférent. Je ne connais, ni de nom, ni de fait, un seul des gens à qui Baudy a livré pour des sommes considérables : j’aurais beaucoup à faire d’aller les rechercher l’un après l’autre. Je ne connais, qu’à la vue du compte qu’on me rend, la quantité vendue et l’argent auquel il monte.

S’il ne s’y trouve pas, Baudy va le chercher près de ceux qui le lui doivent pour parfaire son compte. Rien de plus simple. Il ne faut point de loi pour entendre ceci : et je voudrais que vous connussiez mieux l’application de l’ordonnance de 1667, avant que de la citer.

Mais je m’aperçois que votre prétention ne se borne pas là, et que vous voulez avoir tous les bois coupés qui restaient en moules dans la forêt lors de notre marché, sous le prétexte qu’ils n’étaient pas réellement vendus à un marchand de Genève comme je vous l’ai dit alors. Tâchez d’avoir meilleure mémoire. Je vous dis alors que j’exceptais de la remise les bois coupés et ci-devant exploités, et huit pieds d’arbres encore sur pied, que j’avais vendus depuis peu à un marchand de Genève. Lisez l’acte où cela est ainsi expliqué : M. de Voltaire aura la pleine jouissance de la forêt de Tournay et des bois qui sont sur pied et non vendus… Ledit seigneur de Brosses s’engage à ne faire couper aucun arbre dans ladite forêt, à la réserve de huit chênes vendus à un tonnelier de Genève, qui sont encore sur pied. Vous voyez donc que l’acte contient réserve des bois exploités qui n’étaient plus sur pied (ce sont ceux de Baudy), et réserve de huit chênes non encore exploités, qui sont ceux de l’autre marchand. Un enfant entend bien que les bois qui sont à vous sont ceux qui réunissent les deux conditions d’être sur pied et d’être non vendus. À cet égard vous a-t-on fait quelque tort, dites-le moi : je vous ferai rendre justice sur-le-champ. Comment ne sentez-vous pas que vous faites pitié quand vous me menacez d’en parlera la cour, et peut-être même au roi, qui ne songe point à cela, comme vous l’avez très-bien dit ailleurs[8].

Au reste, si, aux termes de notre marché, vous pouvez vous faire adjuger les bois exploités avant le marché, je vous le conseille fort. Je laisserai prononcer les juges ; c’est leur affaire. C’est très-hors de propos que vous insistez sur le crédit que vous dites que j’ai dans les tribunaux. Je ne sais ce que c’est que de crédit en pareil cas, et encore moins ce que c’est que d’en faire usage. Il ne convient pas de parler ainsi : soyez assez sage à l’avenir pour ne rien dire de pareil à un magistrat.

Vous voyez, monsieur, que je suis encore assez de vos amis pour faire, en marge de votre lettre, une réponse longue et détaillée à une lettre qui n’en méritait point. Tenez-vous pour dit de ne m’écrire plus ni sur cette matière, ni surtout de ce ton.

Je vous fais, monsieur, le souhait de Perse : Mens sana in corpore sano.

  1. Éditeur, Th. Foisset.
  2. La Table de marbre était un tribunal spécial, institué pour statuer en dernier ressort sur tous délits et abus commis dans les bois, même ceux des particuliers.
  3. Après la mort de Voltaire, Mme Denis offrit 40,000 livres de dommages-intérêts pour les dégradations faites à Tournay. Il n’y eut pas de procès ; les offres furent acceptées. (Transaction de 1781.)
  4. L’événement ne fut point contre Voltaire ; il survécut d’une année au président de Brosses.
  5. La pose équivaut à 27 ares.
  6. L’Éditeur de ces lettres a visité Tournay en 1834 ; il a interrogé l’ancien fermier de la terre, aujourd’hui propriétaire du château ; et par ses yeux comme par le témoignage du vieillard dont le père avait été longtemps fermier de la terre de Tournay, il s’est convaiucu que Voltaire s’en était tenu aux démolitions et à quelques distributions insignifiantes. (Note du premier éditeur.)
  7. Lettre 3782.
  8. Va, le roi n’a point lu ton discours ennuyeux :
    Il a trop peu de temps et trop de soins à prendre !

    (La Vanité, satire de Voltaire contre Pompignan.)