Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4714

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 485-486).

4714. — À M. D’ALEMBERT.
20 octobre.

À quoi pensez-vous, mon très-cher phlosophe, de ne vouloir que rire de l’historiographe Lefranc de Pompignan ? Ne savez-vous pas qu’il compte être à la tête de l’éducation de M. le duc de Berry[1] avec son fou de frère ; que ce sont tous deux des persécuteurs, que les gens de lettres n’auront jamais de plus cruels ennemis ? Il me paraît qu’il est d’une conséquence extrême de faire sentir à la famille royale elle-même ce que c’est que ce malheureux. Il faut se mettre à genoux devant monsieur le dauphin, en fessant son historiographe.

Voici ce qu’une bonne âme m’envoie de Montauban[2]. Si vous étiez une bonne âme de Paris, cela vaudrait bien mieux ; mais, maître Bertrand, vous vous servez de la patte de Raton.

Il est sûr que ce détestable ennemi de la littérature a calomnié tous les gens de lettres, quand il a eu l’honneur de parler à monsieur le dauphin. Son épître dédicatore[3] est pire que son discours à l’Académie ; ce sont là de ces coups qu’il faut parer. Il ne faut pas seulement le rendre ridicule, il faut qu’il soit odieux. Mettons-le hors d’état de nuire en faisant voir combien il veut nuire.

Vraiment vous avez mis le doigt dessus en disant que Corneille est froid, du moins Cinna n’est pas fort chaud ; mais d’où vient en partie cette glace ? de la note de l’Académie. Elle me dit dans sa note (et c’est vous qui l’avez écrite[4]) qu’on s’intéresse à Auguste. Eh ! messieurs, c’est à Cinna qu’on s’intéresse dans le premier acte : car vous savez qu’on aime tous les conspirateurs. Cinna est conjuré, il est amant, il fait un tableau terrible des proscriptions, il rend Auguste exécrable ; et puis, messieurs, on s’intéresse, dites-vous, à Auguste ! on change donc d’intérêt, il n’y en a donc point ; et voilà ce qui fait que votre fille est muette[5]. Proposez ce petit argument quand vous irez là ; mais ce n’est pas assez de savoir la langue, il faut connaître le théâtre. Ah ! mon cher philosophe, il n’est que trop vrai que notre théâtre est à la glace. Ah ! si j’avais su ce que je sais ! si on avait plus tôt purgé le théâtre de petits-maîtres[6] ! si j’étais jeune ! Mais, tout vieux que je suis, je viens de faire un tour de force, une espièglerie de jeune homme. J’ai fait une tragédie en six jours[7] ; mais il y a tant de spectacle, tant de religion, tant de malheur, tant de nature, que j’ai peur que cela ne soit ridicule. L’œuvre des six jours est sujette à rencontrer des railleurs.

J’ai actuellement le plus joli théâtre de France. Nous avons joué Mérope ; Mlle Corneille a été applaudie ; Mme Denis a fait pleurer des Anglaises. Les prêtres de Genève ont une faction horrible contre la comédie ; je ferai tirer sur le premier prêtre socinien qui passera sur mon territoire.

Jean-Jacques est un jean-f…, qui écrit tous les quinze jours à ces prêtres pour les échauffer contre les spectacles. Il faut pendre les déserteurs qui combattent contre leur patrie. Aimez-moi beaucoup, je vous en prie : car je vous aime, car je vous estime prodigieusement ; car tous les êtres pensants doivent être tendrement unis contre les êtres non pensants, contre les fanatiques et les hypocrites, également persécuteurs.

  1. Depuis Louis XVI.
  2. Les Car ; voyez tome XXIV, page 261.
  3. De son Éloge historique de monseigneur le duc de Bourgogne. La dédicace est adressée au dauphin et à la dauphine, père et mère du prince.
  4. Voyez la lettre 4705.
  5. Molière, Médecin malgré lui, acte II, scène vi.
  6. La suppression des banquettes sur la scène est de 1759.
  7. Olympie.