Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4704

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 472-473).

4704. — À M. BRET[1].
À Ferney, 10 octobre.

J’ai parlé aux frères Cramer, monsieur, plus d’une fois, en conformité de ce que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Ils me paraissent surchargés d’entreprises ; et je m’aperçois depuis longtemps que rien n’est si rare que de faire ce que l’on veut. Je suis très-fâché que votre Bayle[2] ne soit pas encore imprimé. On craint peut-être que ce livre, autrefois si recherché, ne le soit moins aujourd’hui : ce qui paraissait hardi ne l’est plus. On avait crié, par exemple, contre l’article David, et cet article est infiniment modéré en comparaison de ce qu’on vient d’écrire en Angleterre[3]. Un ministre a prétendu prouver qu’il n’y a pas une seule action de David qui ne soit d’un scélérat digne du dernier supplice ; qu’il n’a point fait les Psaumes, et que d’ailleurs ces odes hébraïques, qui ne respirent que le sang et le carnage, ne devraient faire naître que des sentiments d’horreur dans ceux qui croient y trouver de l’édification.

M. l’évêque Warburton nous a donné un livre[4] dans lequel il démontre que jamais les Juifs ne connurent l’immortalité de l’âme, et les peines et les récompenses après la mort, jusqu’au temps de leur esclavage dans la Chaldée. M. Hume[5] a été encore plus loin que Bayle et Warburton. Le Dictionnaire encyclopédique ne prend pas à la vérité de telles hardiesses, mais il traite toutes les matières que Bayle a traitées. J’ai peur que toutes ces raisons n’aient retenu nos libraires. Il en est de cette profession comme de celle de marchande de modes : le goût change pour les livres comme pour les coiffures.

Au reste, soyez persuadé qu’il n’y a rien que je ne fasse pour vous témoigner mon estime et l’envie extrême que j’ai de vous servir.

N. B. Un gentilhomme de Rimini, dans les États du pape, a prononcé, devant l’Académie de Rimini, un discours éloquent en faveur de la comédie et des comédiens. Il est parlé, dans ce discours, d’un fameux acteur qui a une pension du pape d’aujourd’hui, pour lui et pour sa femme. Ayant perdu son épouse, il a été ordonné prêtre à Rome : ce qu’on n’aurait jamais fait, s’il y avait la moindre tache d’ignominie répandue sur sa profession. On appelle, dans ce discours, la manière dont Mlle Lecouvreur a été traitée une barbarie indigne des Français.

  1. Antoine Bret, né à Dijon en 1717, est mort en 1792.
  2. Cette édition de Bayle, projetée par Bret, n’a pas été exécutée.
  3. David, ou l’Homme selon le cœur de Dieu : voyez tome V, page 573 ; et XVIII, page 316.
  4. The Divine Legation of Moses.
  5. Dans son Essai sur le suicide et l’immortalité de l’âme.