Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4698

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 466).
4698. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
3 octobre.

Permettez-moi, mes anges, de vous demander si vous avez donné Polyeucte à M. Duclos. J’ai renvoyé deux fois Cinna et Pompée. L’Académie met ses observations en marge. Je rectifie en conséquence, ou je dispute ; et chaque pièce sera examinée deux fois avant de commencer l’édition. C’est le seul moyen de faire un ouvrage utile. Ce sera une grammaire et une poétique au bas des pages de Corneille, mais il faut que l’Académie m’aide, et qu’elle prenne la chose à cœur. Je fatigue peut-être sa bonté ; mais n’est-ce pas un amusement pour elle de juger Corneille de petit commissaire[1] sur mon rapport ? Si vous voyez quelque académicien, mettez-lui le cœur au ventre. Je serai quitte de la grosse besogne avant qu’il soit un mois.

J’appelle grosse besogne le fond de mes observations ; ensuite il faudra non-seulement être poli, mais polir son style, et tâcher de répandre quelques poignées de fleurs sur la sécheresse du commentaire.

M. de Lauraguais, qui est ici, me paraît un grand serviteur des Grecs ; il veut surtout de l’action, de l’appareil. Vous voyez qu’il court après son argent, et qu’il ne veut pas avoir agrandi le théâtre pour qu’il ne s’y passe rien. Il dit qu’à présent Sèmiramis et Mahomet font un effet prodigieux. Dieu soit loué ! On se défera enfin des conversations d’amour, des petites déclarations d’amour ; les passions seront tragiques, et auront des effets terribles ; mais tout dépend d’un acteur et d’une actrice. C’est là le grand mal ; cet art est trop avili.

Peut-on ne pas avoir en horreur le fanatisme insolent qui attache de l’infamie au cinquième acte de Rodogune ? Ah, barbares ! ah, chiens de chrétiens ! (chiens de chrétiens veut dire chiens qui faites les chrétiens) que je vous déteste ! que mon mépris et ma haine pour vous augmentent continuellement !

Mme de Sauvigny dit que Clairon viendra me voir : qu’elle y vienne, mon théâtre est fait ; il est très-beau, et il n’y en a point

  1. Regnard a dit dans le Légataire, acte I, scène i :

    Nous jugions à huis clos de petits commissaires.

    Juger, travailler de petits commissaires, se disait lorsque c’était chez le président que les conseillers jugeaient, travaillaient.