Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4694

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 460-463).

4694. — À M. DE RUFFEY[1],
président honoraire de la chambre des comptes de dijon.
À Ferney, par Genève, 30 septembre.

Ceci, monsieur, n’est pas académique, c’est chicane ; mais le tout pourra vous amuser. Je prends pour arbitres monsieur le premier président[2], monsieur le procureur général[3] et M. Le Bault. Le Fétiche en veut-il faire autant ?

Je consens à lui rendre Tournay et à lui donner Ferney, si dans toute la province de Bourgogne il se trouve un seul homme qui approuve son procédé.

Je vous quitte pour Corneille. Quand vous voudrez nous venir voir avec Mme de Ruffey, nous vous donnerons la comédie.

Je vous embrasse très-tendrement et sans compliment. V.


fait.

[4]Quand M. le président de Brosses vendit la terre de Tournay à vie à François de Voltaire, gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, âgé alors de soixante et six ans[5], l’acquéreur, qui ne connaissait point cette terre, s’en remit entièrement à la probité et à la noblesse des sentiments de M. le président de Brosses.

Monsieur le président avait fait ci-devant un bail de trois mille livres par année de cette même terre avec le sieur Choüet, fils du premier syndic de Genève, qui était son fermier ; mais le sieur Choüet y avait perdu, de notoriété publique, vingt-deux mille francs, et la terre ne rapporte pas douze cents livres dans les meilleures années. Monsieur le président exigea de l’acquéreur à vie, âgé de soixante-six ans, trente-cinq mille six cents livres, argent comptant, et douze mille francs en réparations à faire au château et à la terre en trois années de temps ; l’acquéreur fit, en trois mois, pour dix-huit mille livres de réparations, dont il a les quittances.

Il y a dans cette petite terre de Tournay un bois que monsieur le président lui donna pour un bois de cent arpents dans l’estimation de la terre. Les ingénieurs qui sont venus mesurer par ordre du roi toutes les terres de France ont trouvé que ce bois, mesuré géométriquement, ne contient pas quarante arpents, et l’acquéreur a entre les mains le plan des ingénieurs du roi.

Non-seulement l’acquéreur essuya ces pertes considérables, qui ruinent sa fortune, mais monsieur le président lui persuada, avant de lui faire signer le contrat, qu’il avait vendu en dernier lieu à un négociant de Genève une partie de sa forêt qui était abattue, et qu’il ne pouvait rompre ce marché. Il fut stipulé dans le contrat, passé au mois de novembre 1758, que M. de Voltaire aurait la jouissance entière de la terre de Tournay, et des bois qui sont sur pied et non vendus. L’acquéreur ne pouvant pas douter, sur la parole de monsieur le président, qu’il n’y eût une vente véritable, signa le contrat de sa ruine.

Ayant bientôt vu à quel excès il était lésé dans son marché, il s’en plaignit modestement à monsieur le président, et lui demanda par ses lettres pourquoi il avait vendu ces bois, qui devaient appartenir à l’acquéreur ; Monsieur le président lui répondit, par sa lettre du 12 janvier 1759 : « Il est vrai qu’on a mis un certain nombre de chênes au niveau des herbes pour certaines raisons à moi connues ; mais à quoi la faim de l’or ne contraint-elle pas les poitrines mortelles[6]. »

L’acquéreur fut bien surpris, quelque temps après, quand toute la province lui apprit que monsieur le président n’avait point du tout vendu ces bois. Il les faisait vendre, exploiter en détail, pour son compte par un paysan du village de Chambésy, nommé Charles Baudy, lequel Charles Baudy, son commissionnaire, compte avec lui de clerc à maître.

Il est triste d’être obligé de dire que l’acquéreur, manquant de bois de chauffage lorsqu’il acheta la terre de Tournay, eut, en présence de toute sa famille, parole de monsieur le président qu’il lui serait loisible de prendre douze moules de ces bois prétendus vendus, pour se chauffer : il en prit quatre ou cinq tout au plus.

Enfin, au bout de trois années, monsieur le président lui intente un procès au bailliage de Gex, sous le nom de Charles Baudy, son commissionnaire, pour payement de deux cent quatre-vingt et une livres de bois ; et voici comme il s’y prend.

Il assigne Charles Baudy, son commissionnaire, qu’il fait passer pour son marchand, et il dit, dans cette assignation du 2 juin, que Charles Baudy lui retient 281 livres parce qu’il a fourni à M. de Voltaire pour 281 livres de bois ; et Charles Baudy, au bas de cet exploit, assigne François de Voltaire.

Le défendeur ne veut, pour preuve de l’injustice qu’il essuie, que l’exploit même de monsieur le président. Il est clair, par l’assignation donnée par lui à Charles Baudy, que ce Charles Baudy compte avec lui de clerc à maître, comme toute la province le sait. Monsieur le président dit, dans son exploit, que Charles Baudy et lui firent un marché ensemble en l’année 1756. Est-ce ainsi qu’on s’explique sur un marché véritable ? N’exprime-t-on pas la date et le prix du marché ? Ladite assignation porte en général une certaine quantité d’arbres. Ne devait-on pas spécifier cette quantité[7] ? Ladite assignation porte que ces bois furent marqués. Mais s’ils avaient été marqués juridiquement, n’en saurait-on pas le nombre ? N’est-ce pas un garde-marteau qui devrait avoir marqué ces bois ? Peut-on les avoir marqués sans la permission du grand-maître des eaux et forêts ? On ne produit ni permission, ni marque de bois, ni acte passé avec ledit Baudy[8].

Il est donc clair comme le jour que monsieur le président n’a point fait de vente réelle, que par conséquent tous lesdits bois, injustement distraits du forestal sous prétexte d’une vente simulée, appartiennent légitimement à l’acquéreur de la terre.

Baudy en a vendu pour 4,800 livres : partant, François de Voltaire est bien fondé à demander la restitution de la valeur de 4,700 livres de bois[9] ;

Plus, l’indemnisation des dommages causés par l’enlèvement de ces bois au mois de mai 1759, contre les ordonnances, comme il est même spécifié dans l’exploit de monsieur le président, qui porte que Baudy exploita et tira ces bois de la forêt jusqu’au mois de mai 1759 ;

Le défendeur se réservant ses autres droits sur la lésion de plus de moitié, qu’il a essuyée quand monsieur le président lui a vendu quarante arpents pour cent arpents.

  1. Éditeur, Th. Foisset.
  2. Le second premier président de La Marche (Jean-Philippe), fils de celui que Voltaire appelait mon contemporain.
  3. Louis Quarré de Quintin, homme d’un esprit fort cultivé, avec lequel Voltaire était en très-bons termes.
  4. L’exposé qui suit se trouve également joint à la lettre précédente, adressée à M. Le Bault.
  5. Lisez 64. Voltaire était né en 1694, et il acheta Tournay en 1758.
  6. Cette lettre est perdue, mais la date est remarquable. C’était un mois seulement après la vente à vie de Tournay : ce qui exclut manifestement tout soupçon d’une vente de bois inventée après coup en 1761. D’ailleurs les termes cités par Voltaire prouvent que non-seulement la vente, mais la coupe, étaient choses consommées au 12 janvier 1759. Or on avait vendu à Voltaire les bois qui étaient sur pied et non les bois abattus. Il en convenait lui-même tout à l’heure. (Note du premier éditeur.)
  7. Non, car cela ne touchait en rien le procès fait, à Voltaire. Avait-il ou non brûlé quatorze moules de bois livrés par Baudy ? C’était toute la question. (Note du premier éditeur.)
  8. Pour donner juridiquement copie de la vente de bois faite à Baudy, il eût fallu la faire contrôler, et par suite payer au fisc un double droit. Baudy certes n’y était nullement obligé. Il suffisait que la vente fût tenue pour constante par le vendeur et l’acheteur. Voltaire, étranger à cette convention, n’avait rien à y voir assurément. (Id.)
  9. À force d’être incroyable, cette prétention n’est-elle pas comique ? Baudy, en 1756, bien avant que Voltaire songeât à Tournay, avait acheté la superficie d’une partie des bois de cette terre. Ces bois étaient abattus quand le poëte acquit Tournay, deux ans après. Nulle nécessité dès lors de lus excepter de cette acquisition, et pourtant, pour plus de clarté, ils en sont formellement exclus (voyez l’acte du 11 décembre 1758). À quel litre pouvaient-ils donc étre revendiqués par Voltaire ? (Note du premier éditeur.)