Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4601

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 359-360).

4601. — À M. LE MARQUIS ALBERGATI CAPACELLI.
À Ferney, le 8 juillet.

Monsieur, depuis longtemps je suis réduit à dicter ; je perds la vue avec la santé ; tout cela n’est point plaisant. Je vois toujours que tutto il mondo e fatto come la nostra famiglia. Par tout pays on trouve des esprits très-mal faits, et par tout pays il faut se moquer d’eux. On serait vraiment bien à plaindre si on faisait dépendre son plaisir du jugement des hommes.

Tancrède vous a bien de l’obligation, monsieur ; Phèdre vous en aura davantage[1]. Je me mets aux pieds de M. Paradisi. Si jamais j’ai un moment à moi, je lui adresserai une longue épître ; mais le peu de temps dont je peux disposer est consacré à dicter des notes sur les pièces du grand Corneille qui sont restées au théâtre. Cet ouvrage, encouragé par l’Académie française[2], pourra être de quelque usage aux étrangers qui daignent apprendre notre langue par les règles, et aux légers Français qui l’apprennent par routine. Le produit de l’édition sera pour l’héritière de Corneille, que j’ai l’honneur d’avoir chez moi, et qui n’a que ce grand nom pour héritage, n’est-il pas vrai que vous prendriez chez vous la petite-fille du Tasse, s’il y en avait une ? Elle mangerait de vos mortadelles, et boirait de votre vin noir. La petite-fille de Corneille en boira à votre santé dans un petit château très-joli, en vérité, et qui serait plus joli si je l’avais bâti près de Bologne.

Vous avez bien raison, monsieur, de vanter ma religion, car je construis une église qui me ruine. Autrefois, qui bâtissait une église était sûr d’être canonisé, et moi je risque d’être excommunié en me partageant entre l’autel et le théâtre. C’est apparemment ce qui fait que je reçois quelquefois des lettres du diable[3] ; mais je ne sais pourquoi le diable écrit si mal et a si peu d’esprit. Il me semble que, du temps du Dante et du Tasse, on faisait des meilleurs vers en enfer.

J’espère que, dans ce monde-ci, la lettre dont vous m’avez honoré inspirera le bon goût, et fermera la bouche aux parolai[4]. Soyez sûr que, du fond de ma retraite, je vous applaudirai toujours ; que je m’intéresserai à tous vos succès, à tous vos plaisirs. Je me regarde comme votre véritable ami, et je vous serai inviolablement attaché jusqu’au dernier moment de ma vie.

  1. Voyez page 351.
  2. Voyez les lettres à Duclos, des 12 juillet et 13 août 1761.
  3. Il avait paru une Epître du diable à M. de V. (par Giraud, médécin), 1760, in-8o.
  4. Voyez lettre 4596.