Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4598

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 354-356).

4598. — À M. ARNOULT,
à dijon.
Ferney, le 6 juillet.

Je vous suis obligé, monsieur, des éclaircissements que vous me donnez. Je pensais qu’il n’était pas permis à un official de citer des séculiers sans l’intervention de la justice du roi ; et il est clair que cet imbécile de Pontas[1] rapporte fort mal l’ordonnance de 1627. L’official de Gex est dûment official ; mais je crois qu’il a très-indûment instrumenté le 8 juin. Deux témoins sont prêts à déclarer qu’il les a voulu induire à déposer contre moi. Et de quoi s’agit-il, pour faire tant de vacarme ? d’une croix de bois qui ne peut subsister devant un portail assez beau que je fais faire, et qui en déroberait aux yeux toute l’architecture. Il a fait dire à un malheureux que j’ai appelé cette croix figure ; à un autre, que je l’ai appelée poteau : il prétend que six ouvriers qu’il a interrogés déposent que je leur ai dit, en parlant de cette croix de bois qu’il fallait transplanter : Otez-moi cette potence. Or de ces six ouvriers quatre m’ont fait serment, en présence de témoins, qu’ils n’avaient jamais proféré une pareille imposture, et qu’ils avaient répondu tout le contraire. Des deux témoins qui restent, et que je n’ai pu rejoindre, il y en a un qui est décrété de prise de corps depuis quatre mois, et l’autre est convaincu de vol.

Au reste, monsieur, je suis bien aise de vous dire que cette croix de bois, qui sert de prétexte aux petits tyrans noirs de ce petit pays de Gex, se trouvait placée tout juste vis-à-vis le portail de l’église que je fais bâtir, de façon que la tige et les deux bras l’offusquaient entièrement, et qu’un de ces bras, étendu juste vis-à-vis le frontispice de mon château, figurait réellement une potence, comme le disaient les charpentiers. On appelle potence, en terme de l’art, tout ce qui soutient des chevrons saillants ; les chevrons qui soutiennent un toit avancé s’appellent potence ; et quand j’aurais appelé cette figure potence, je n’aurais parlé qu’en bon architecte.

J’ai de plus passé un acte authentique par-devant notaire avec les habitants, par lequel nous sommes convenus que cette croix de village serait placée comme je le veux. Vous remarquerez encore qu’on ne dérangea qu’avec le consentement du curé.

Ainsi vous voyez, monsieur, que voilà le plus impertinent prétexte que jamais les ennemis de la justice du roi et des seigneurs puissent prendre pour inquiéter un bienfaiteur assez sot pour se ruiner à bâtir une belle église, dans un pays où Dieu n’est servi que dans des écuries. Ceux qui me font ce procès devraient être plutôt à une mangeoire qu’à un autel. Ils n’ont rien fait depuis le 8 de juin, mais ils menacent toujours de faire, et ils me paraissent aussi insolents que menteurs.

Vous aurez sans doute vu, monsieur, par l’affaire d’Ancian, que parmi ces animaux-là il y en a qui ruent. Si ce curé Ancian est brutal comme un cheval, il est malin comme un mulet, et rusé comme un renard ; mais, malgré ses ruses, je crois que vous le prendrez au gîte. Je puis vous assurer que lui et ses confrères ont employé toutes les friponneries profanes et sacrées pour avoir de faux témoins ; ils se sont servis de la confession, qui met les sots dans la dépendance des prêtres. Je n’ai point vu les procédures, mais je puis vous assurer, sur mon honneur et sur ma vie, que ce curé Ancian est un scélérat des plus punissables que nous ayons dans l’Église de Dieu. Il ne peut empêcher, malgré tous ses artifices et tous ceux de ses confrères, que Decroze n’ait eu le crâne fendu dans la maison où ce curé alla faire le train au milieu de la nuit la plus noire, avec quatre coupe-jarrets. Je ne veux que ce fait : tout le reste me paraît peu de chose. Le père Decroze peut envoyer aux juges trois serviettes qu’il conserve teintes du sang de son fils ; elles devraient servir à étrangler le curé de Moëns, pourvu que préalablement il fût bien confessé#1.

Je suppose, monsieur, que vous avez envoyé votre mémoire à M. de Greilly : c’est encore un curé à relancer. Je vous ai envoyé à la chasse aux prêtres : si vous voulez venir reconnaître votre gibier au mois de septembre, comme vous me l’avez fait espérer, je compte bien que le rendez-vous de chasse sera chez moi.

Je viens d’écrire au bureau des postes de Genève, pour savoir si ce n’est point quelque prêtre-commis des postes qui a fait la friponnerie de faire payer deux fois le port.

Nota bene que je ne mets point mon curé au nombre des bêtes puantes que vous devez chasser ; je suis d’accord avec lui en tout. Il est très-reconnaissant, du moins quant à présent ; et il peut servir de piqueur dans la chasse aux renards que nous méditons.

J’ai l’honneur d’être, en bon laïque, monsieur, votre, etc.[2]

  1. Jean Pontas, casuiste, né dans le diocèse d’Avranches en 1638, mort en 1718.
  2. Il a été condamné aux galères, par arrêt du parlement de Bourgogne, pour cet assassinat prémédité. (K.) — Malgré des recherches persévérantes, aucun document n’est venu jusqu’ici confirmer cette assertion des éditeurs de Kehl. Voyez Desnoiresterres, Voltaire et J.-J. Rousseau, page 56.