Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4594

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 345-346).

4594. — À M. LE COMTE D ARGENTAL.
Au château de Ferney, 29 juin.

Mais vraiment, mon cher ange, j’ai mal aux yeux aussi ; je soupçonne que c’est en qualité d’ivrogne. Je bois quelquefois demi-setier, je crois même avoir été jusqu’à chopine ; et quand c’est du vin de Bourgogne, je sens qu’il porte un peu aux yeux, surtout après avoir écrit dix ou douze lettres de ma main par jour. N’en auriez-vous point fait à peu près autant ? L’eau fraîche me soulage. Qu’ont de commun les pilules de Béloste avec les yeux ? quel rapport d’une pilule avec les glandes lacrymales ? Je sais bien qu’il faut se purger quelquefois, surtout si l’on est gourmand. Mais savez-vous de quoi les pilules de Béloste sont composées ? Toute pilule échauffe, ou je suis fort trompé ; c’est le propre de tout ce qui purge en petit volume ; j’en excepte les divins minoratifs, casse et manne, remèdes que nous devons à nos chers mahométans. Je dis chers mahométans, parce que je dicte à présent Zulime, que je vous enverrai incessamment ; et je suis persuadé que Zulime ne se purgeait jamais qu’avec de la casse.

À l’égard de l’autre sujet dont vous me parlez, et auquel je pense avoir renoncé, il est moitié français et moitié espagnol[1]. On y voyait un Bertrand du Guesclin entre don Pèdre le Cruel et Henri de Transtamare, Marie de Padille, sous un nom plus noble et plus théâtral, est amoureuse comme une folle de ce don Pèdre, violent, emporté, moins cruel qu’on ne le dit, amoureux à l’excès, jaloux de même, ayant à combattre ses sujets, qui lui reprochent son amour. Sa maîtresse connaît tous ses défauts, et ne l’en aime que davantage.

Henri de Transtamare est son rival ; il lui dispute le trône et Marie de Padille. Bertrand du Guesclin, envoyé par le roi de France pour accommoder les deux frères, et pour soutenir Henri en cas de guerre, fait assembler les états généraux : las cortès de Castille (les députés des états) peuvent faire un bel effet sur le théâtre, depuis qu’il n’y a plus de petits-maîtres. Don Pédre ne peut souffrir ni las cortès, ni du Guesclin, ni son bâtard de frère Henri ; il se croit trahi de tout le monde, et même de sa maîtresse, dont il est adoré.

Bertrand est enfin obligé de faire avancer les troupes française ; il fait à la fois le rôle de protecteur de Henri, d’admoniteur de don Pèdre, d’ambassadeur de France, et de général.

Henri, vainqueur, se propose à Marie de Padille, les mains teintes du sang de son frère ; et Padille, plutôt que d’accepter la main du meurtrier de son amant, se tue sur le corps de don Pèdre. Bertrand les pleure tous deux, donne en quatre mots quelques conseils à Henri, et retourne en France jouir de sa gloire.

Voilà en gros quel était mon sujet. Mes anges verront mieux que moi si on en peut tirer parti. Je me dégoûte un peu de travailler, en relisant les belles scènes de Corneille. Ce n’est pas à mon âge que je pourrai marcher sur les traces de ce grand homme ; il me paraît plus honnête et plus sûr de chercher à le commenter qu’à le suivre, et j’aime mieux trouver des souscriptions pour Mlle Corneille que des sifflets pour moi.

Mes anges daigneront encore observer que l’Histoire générale et le Czar prennent un peu de temps, et que les détails de l’histoire nuisent un peu à l’enthousiasme tragique. Une église et des procès sont encore de terribles éteignoirs ; mais s’il me reste encore quelque feu caché sous la cendre, mes anges souffleront, et il se ranimera.

Je suppose qu’ils ont reçu mon paquet[2] pour le saint-père, qu’ils ont ri ; que M. le duc de Choiseul a ri, que le cardinal Passionei rira ; pour le sieur Rezzonico[3], il ne rit point. On dit que mon ami Benoît[4] valait hien mieux.

Je suppose encore que l’affaire des souscriptions cornéliennes réussira en France ; et s’il arrivait (ce que je ne crois pas) que les Français n’eussent pas de l’empressement pour des propositions si honnêtes, j’avertis que les Anglais sont tout prêts à faire ce que les Français auraient refusé. Ce serait une négociation plus aisée à terminer que celle de M. de Bussy[5].

Respect et tendresse.

  1. La tragédie de Don Pèdre, qui ne fut imprimée que quinze ans après. (K.)
  2. Voyez la lettre 4580.
  3. Clément XIII.
  4. Benoît XIV, qui avait accepté la dédicace de Mahomet.
  5. Bussy, ministre du roi à Londres, était chargé de négocier la paix entre la France et l’Angleterre.