Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4592

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 343-344).

4592. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
Au château de Ferney, par Genève, 26 juin 1761.

Madame, mon silence doit avoir dit à Votre Altesse sérénissime que je n’étais pas en état d’écrire. J’avais presque perdu la vue, en conservant la plus forte envie de revoir Gotha et sa souveraine. J’occupe ma vieillesse, et je trompe mes maux par un travail très-agréable pour lequel je demande votre protection.

L’Académie française agrée que je fasse une édition des bonnes tragédies du grand Corneille, avec des notes sur la langue et sur l’art qu’elle a créés. Cet ouvrage sera principalement utile aux étrangers. Il se fait par souscription, et l’édition sera magnifique. Le produit de cette entreprise est pour tirer de la misère les restes de la famille du grand Corneille, famille noble, et qui languit dans la pauvreté. Nous imprimons les noms des souscripteurs : je supplie Votre Altesse sérénissime de permettre que son nom honore cette liste. Chaque académicien souscrit pour six exemplaires. Ce livre sera du moins un monument de générosité, si de ma part ce n’est pas un monument de science et de goût. Puisse la paix donner à l’Europe le loisir de cultiver les arts de toute espèce ! Ce long fléau détruit tout. Hélas ! au premier coup de canon, je dis : « En voilà pour sept ans ! » Puissé-je me tromper au moins d’une année ! M. Stanley[2] est à Paris ; il est assidu à nos spectacles ; il voit nos géomètres. Il ne parle point de paix ; c’est apparemment par politesse qu’il ne nous parle point de nos besoins.

Je me mets à vos pieds, madame, et à ceux de toute votre auguste famille. Grande maîtresse des cœurs, recevez mes hommages, et présentez-les à la divine Dorothée.


Le Suisse V.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.
  2. Chargé par le cabinet de Saint-James de conférer avec le cabinet de Versailles.