Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4571
Divins anges, ne m’avez-vous pas pris pour un hâbleur qui vous faisait un portrait exagéré de ses fardeaux et tribulations ? Je ne vous en ai pas dit la moitié ; voici le comble. J’abandonne ma tragédie[1] ; le cinquième acte ne pouvait être déchirant, et, sans grand cinquième acte, point de salut. J’ai tourné et retourné le tout dans ma chétive tête ; froid cinquième acte, vous dis-je. Vous médirez que ce sont mes procès qui m’appauvrissent l’imagination : au contraire, ils me mettent en colère, et cela excite ; mais mon cinquième acte n’en est pas moins insipide. Je ne sais plus comment m’y prendre pour trouver des sujets nouveaux : j’ai été en Amérique et à la Chine ; il ne me reste que d’aller dans la lune. J’en suis malade ; me voilà comme une femme qui a fait une fausse couche. Est-il vrai qu’on a représenté Athalie avec magnificence[2], et que le public s’est enfin aperçu que Joad avait tort, et qu’Athalie avait raison ?
Protégez-vous la petite Durancy ? protégez-vous Crispin-Hurtaud[3] ? Mais est-il bien vrai qu’on ne prendra point Belle-Isle ? N’allez pas me laisser là, s’il vous plaît, si je ne trouve pas un beau sujet ; il ne faut pas chasser un vieux serviteur, parce qu’il n’est plus bon à rien ; il faut le plaindre et l’encourager. Avez-vous les Trois Sultanes[4] ? On dit que cela est charmant ; point d’intrigue, mais beaucoup d’esprit et de gaieté.
Enfin, mes chers anges, vous avez donc fait grâce au Droit du Seigneur ; vous avez comblé de joie Mme Denis : elle était folle de cette bagatelle. Je ne sais si Thieriot sera bien adroit, ni comment il s’y prend.
Mille tendres respects.
- ↑ Zulime, Médime ou Fanime sont trois titres différents donnés à la même pièce ; elle n’a été imprimée que sous le titre de Zulime ; voyez tome IV.
- ↑ Le 4 mai 1761, on avait joué Athalie, et les comédiens avaient fait de grandes dépenses ; mais l’affluence et l’empressement du public ne répondirent pas à leurs espérances. (B.)
- ↑ Nom sous lequel Voltaire donnait le Droit du Seigneur.
- ↑ Soliman II, ou les Trois Sultanes, comédie de Favart, jouée sur le Théâtre Italien le 9 avril 1761.