Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4571

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 322-323).

4571. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
15 juin.

Divins anges, ne m’avez-vous pas pris pour un hâbleur qui vous faisait un portrait exagéré de ses fardeaux et tribulations ? Je ne vous en ai pas dit la moitié ; voici le comble. J’abandonne ma tragédie[1] ; le cinquième acte ne pouvait être déchirant, et, sans grand cinquième acte, point de salut. J’ai tourné et retourné le tout dans ma chétive tête ; froid cinquième acte, vous dis-je. Vous médirez que ce sont mes procès qui m’appauvrissent l’imagination : au contraire, ils me mettent en colère, et cela excite ; mais mon cinquième acte n’en est pas moins insipide. Je ne sais plus comment m’y prendre pour trouver des sujets nouveaux : j’ai été en Amérique et à la Chine ; il ne me reste que d’aller dans la lune. J’en suis malade ; me voilà comme une femme qui a fait une fausse couche. Est-il vrai qu’on a représenté Athalie avec magnificence[2], et que le public s’est enfin aperçu que Joad avait tort, et qu’Athalie avait raison ?

Protégez-vous la petite Durancy ? protégez-vous Crispin-Hurtaud[3] ? Mais est-il bien vrai qu’on ne prendra point Belle-Isle ? N’allez pas me laisser là, s’il vous plaît, si je ne trouve pas un beau sujet ; il ne faut pas chasser un vieux serviteur, parce qu’il n’est plus bon à rien ; il faut le plaindre et l’encourager. Avez-vous les Trois Sultanes[4] ? On dit que cela est charmant ; point d’intrigue, mais beaucoup d’esprit et de gaieté.

Enfin, mes chers anges, vous avez donc fait grâce au Droit du Seigneur ; vous avez comblé de joie Mme Denis : elle était folle de cette bagatelle. Je ne sais si Thieriot sera bien adroit, ni comment il s’y prend.

Mille tendres respects.

  1. Zulime, Médime ou Fanime sont trois titres différents donnés à la même pièce ; elle n’a été imprimée que sous le titre de Zulime ; voyez tome IV.
  2. Le 4 mai 1761, on avait joué Athalie, et les comédiens avaient fait de grandes dépenses ; mais l’affluence et l’empressement du public ne répondirent pas à leurs espérances. (B.)
  3. Nom sous lequel Voltaire donnait le Droit du Seigneur.
  4. Soliman II, ou les Trois Sultanes, comédie de Favart, jouée sur le Théâtre Italien le 9 avril 1761.