Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4537

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 288-291).

4537. — À M. DUCLOS,
À Ferney, 1er mai.

Après le Dictionnaire de l’Académie, ouvrage d’autant plus utile que la langue commence à se corrompre, je ne connais point d’entreprise plus digne de l’Académie, et plus honorable pour la littérature, que celle de donner nos auteurs classiques avec des notes instructives.

Voici, monsieur, les propositions que j’ose faire à l’Académie, avec autant de défiance de moi-même que de soumission à ses décisions. Je pense qu’on doit commencer par Pierre Corneille, puisque c’est lui qui commença à rendre notre langue respectable chez les étrangers. Ce qu’il y a de beau chez lui est si sublime qu’il rend précieux tout ce qui est moins digne de son génie : il me semble que nous devons le regarder du même œil que les Grecs voyaient Homère, le premier en son genre, et l’unique, même avec ses défauts. C’est un si grand mérite d’avoir ouvert la carrière, les inventeurs sont si au-dessus des autres hommes, que la postérité pardonne leurs plus grandes fautes. C’est donc en rendant justice à ce grand homme, et en même temps en marquant les vices de langage où il peut être tombé, et même les fautes contre son art, que je me propose de faire une édition in-4o de ses ouvrages.

J’ose croire, monsieur, que l’Académie ne me désavouera pas, si je propose de faire cette édition pour l’avantage du seul homme qui porte aujourd’hui le nom de Corneille, et pour celui de sa fille.

Je ne peux laisser à Mlle Corneille qu’un bien assez médiocre ; ce que je dois à ma famille ne me permet pas d’autres arrangements. Nous tâchons, Mme Denis et moi, de lui donner une éducation digne de sa naissance. Il me paraît de mon devoir d’instruire l’Académie des calomnies que le nommé Fréron a répandues au sujet de cette éducation. Il dit, dans une des feuilles de cette année[1], que cette demoiselle, aussi respectable par son infortune et par ses mœurs que par son nom, est élevée chez moi par un bateleur de la Foire, que je loge et que je traite comme mon frère.

Je peux assurer l’Académie, qui s’intéresse au nom de Corneille, et à qui je crois devoir compte de mes démarches, que cette calomnie absurde n’a aucun fondement ; que ce prétendu acteur de la Foire est un chirurgien-dentiste du roi de Pologne, qui n’a jamais habité au château de Ferney, et qui n’y est venu exercer son art qu’une seule fois. Je ne conçois pas comment le censeur des feuilles du nommé Fréron a pu laisser passer un mensonge si personnel, si insolent, et si grossier, contre la nièce du grand Corneille.

J’assure l’Académie que cette jeune personne, qui remplit tous les devoirs de la religion et de la société, mérite tout l’intérêt que j’espère qu’on voudra bien prendre à elle. Mon idée est que l’on ouvre une simple souscription, sans rien payer d’avance.

Je ne doute pas que les plus grands seigneurs du royaume, dont plusieurs sont nos confrères, ne s’empressent à souscrire pour quelques exemplaires. Je suis persuadé même que toute la famille royale donnera l’exemple.

Pendant que quelques personnes zélées prendront sur elles le soin généreux de recueillir ces souscriptions, c’est-à-dire seulement le nom des souscripteurs, et devront les remettre à vous, monsieur, ou à celui qui s’en chargera, les meilleurs graveurs de Paris entreprendront les vignettes et les estampes à un prix d’autant plus raisonnable qu’il s’agit de l’honneur des arts et de la nation. Les planches seront remises ou à l’imprimeur de l’Académie, ou à la personne que vous indiquerez. L’imprimeur m’enverra des caractères qu’il aura fait fondre par le meilleur fondeur de Paris : il me fera venir aussi le meilleur papier de France ; il m’enverra un habile compositeur et un habile ouvrier. Ainsi tout se fera par des Français, et chez des Français. Ce libraire n’aura aucune avance à faire ; les deniers de ceux qui acquerront l’ouvrage imprimé seront remis à une personne nommée par l’Académie, et le profit sera partagé entre l’héritier du nom de Corneille et votre libraire, sous le nom duquel les œuvres de Corneille seront imprimées ; la plus grosse part, comme de raison, pour M. Corneille.

Je supplie l’Académie de daigner en accepter la dédicace. Chaque amateur souscrira pour tel nombre d’exemplaires qu’il voudra.

Je crois que chaque exemplaire pourra revenir à cinquante livres.

Les sieurs Cramer se feront un plaisir et un honneur de présider sous mes yeux à cet ouvrage ; on leur donnera pour leurs honoraires un certain nombre d’exemplaires pour les pays étrangers.

Je prendrai la liberté de consulter quelquefois l’Académie dans le cours de l’impression. Je la supplie d’observer que je ne peux me charger de ce travail, à moins que tout ne se fasse sous mes yeux ; ma méthode étant de travailler toujours sur les épreuves des feuilles, attendu que l’esprit semble plus éclairé quand les yeux sont satisfaits. D’ailleurs il m’est impossible de me transplanter, et de quitter un moment un pays que je défriche.

Je peux répondre que l’édition une fois commencée sera faite au bout de six mois. Telles sont, monsieur, mes propositions, sur lesquelles j’attends les ordres de mes respectables confrères.

Il me paraît que cette entreprise fera quelque honneur à notre siècle et à notre patrie ; on verra que nos gens de lettres ne méritaient pas l’outrage qu’on leur a fait, quand on a osé leur imputer des sentiments peu patriotiques, une philosophie dangereuse, et même de l’indifférence pour l’honneur des arts qu’ils cultivent.

J’espère que plusieurs académiciens voudront bien se charger des autres auteurs classiques. M. le cardinal de Bernis et monsieur l’archevêque de Lyon[2] feraient une chose digne de leur esprit et de leurs places de présider à une édition des Oraisons funèbres et des Sermons des illustres Bossuet et Massillon. Les Fables de La Fontaine ont besoin de notes, surtout pour l’instruction des étrangers. Plus d’un académicien s’offrira à remplir cette tâche, qui paraîtra aussi agréable qu’utile.

Pour moi, j’imagine qu’il me convient d’oser être le commentateur du grand Corneille, non-seulement parce qu’il est mon maître, mais parce que l’héritier de son nom est un nouveau motif qui m’attache à la gloire de ce grand homme.

Je vous supplie donc, monsieur, de vouloir bien faire convoquer une assemblée assez nombreuse pour que mes offres soient examinées et rectifiées, et que je me conforme en tout aux ordres que l’Académie voudra bien me faire parvenir par vous, etc.

  1. Voyez une note de la lettre 4416.
  2. Montazet.