Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4483

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 229-230).
4483. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
Au château de Ferney, 6 mars.

Vous serez étonnée, madame, de recevoir lettres sur lettres[1] d’un homme que vous avez traité de négligent. Vous me mandez que vous vous ennuyez : pour peu que je continue, je saurai bien d’où vient cette maladie. Mais si mes lettres et la Pucelle entrent pour quelque chose dans cette léthargie, je crois que les six tomes[2] de Jean-Jacques sont pour le moins aussi coupables que moi. Je pense que voilà le cas de souhaiter d’être sourde, puisque la perte de vos yeux vous laisse encore des oreilles pour entendre toutes nos sottises.

Je sais qu’il y a des personnes assez déterminées pour soutenir ce malheureux fatras intitulé Roman ; mais, quelque courage ou quelques bontés qu’elles aient, elles n’en auront jamais assez pour le relire. Je voudrais que Mme de La Fayette revînt au monde, et qu’on lui montrât un roman suisse.

Franchement, tout est de même parure, depuis les remontrances et les réquisitoires jusqu’à nos romans et nos comédies. Je trouve que le siècle de Louis XIV s’embellit tous les jours. Il me semble que, du temps de Molière et de Chapelle, j’aurais été fâché d’être dans le pays de Gex ; mais actuellement c’est un fort bon parti.

Vous me demandez, madame, ce que c’est que Mlle Corneille ; ce n’est ni Pierre ni Thomas : elle joue encore avec sa poupée ; mais elle est très-heureusement née, douce et gaie, bonne, vraie, reconnaissante, caressante sans dessein et par goût. Elle aura du bon sens ; mais, pour le bon ton, comme nous y avons renoncé, elle le prendra où elle pourra. Ce ne sera pas chez Mme de Wolmar[3]. Nous n’avons aucune envie, madame, d’aller à Clarens[4] depuis que vous avez déclaré qu’on ne vous trouvait pas là. Nous sentons tous qu’il faudrait aller à Saint-Joseph[5] ; mais les transmigrations sont trop difficiles. J’ai l’honneur d’être à moitié Suisse, indépendant, heureux. Les mots de Paris et de couvent m’effrayent autant que votre société charmante m’attire.

Je n’avais point d’idée du bonheur réservé à la vieillesse dans la retraite. Après avoir bien réfléchi à soixante ans de sottises que j’ai vues et que j’ai faites, j’ai cru m’apercevoir que le monde n’est que le théâtre d’une petite guerre continuelle, ou cruelle, ou ridicule, et un ramas de vanité à faire mal au cœur, comme le dit très-bien le bon déiste de Juif qui a pris le nom de Salomon dans l’Écclésiaste[6], que vous ne lisez pas.

Adieu, madame ; consolez-vous de votre existence, et poussez-la cependant aussi loin que vous pourrez. J’ai trouvé, dans le roman de Jean-Jacques, une lettre[7] sur le suicide, que j’ai trouvée excellente, quoique ridiculement placée ; elle ne m’a pourtant donné aucune envie de me tuer, et je sens que je ne me serais jamais donné un coup de pistolet par la tête pour un baiser âcre de Mme de Wolmar.

J’ai eu l’honneur de vous envoyer un petit chant de la Pucelle, par Versailles ; je ne sais plus comment faire.

  1. La dernière étant du 15 janvier, il doit y en avoir de perdues. (B.)
  2. C’est le nombre de volumes qu’a la première édition de la Nouvelle Héloïse.
  3. Principal personnage de la Nouvelle Héloïse.
  4. Clarens (on prononce Claran), que Rousseau a rendu à jamais célèbre, est un village prés de Vévai, sur le lac Léman.
  5. Communauté où demeurait Mme du Deffant.
  6. Chapitre ier, verset 3.
  7. Lettre XXI, partie iii.