Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4466

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 209-211).

4466. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
16 février.

Ce n’est pas aux yeux que j’ai mal, c’est à la main écrivante. On dit que j’ai la goutte, mes divins anges, et que je suis le plus maigre des goutteux. Non, ce n’est pas moi qui ne réponds point aux articles des lettres, c’est vous, vous qui parlez. Je n’avais oublié que l’article d’Œdipe, et j’ai réparé bien vite cette omission.

Mais vous, avez-vous répondu à mes justes plaintes contre Prault petit-fils, qui n’a pas seulement daigné m’envoyer un exemplaire de sa petite drôlerie de Tancrède ? M’avez-vous dit un mot du Père de famille ? Si vous aviez daigné m’instruire de la maladie de M. de Belle-Isle, je n’aurais pas pris sottement ce temps-là pour importuner M. le duc de Choiseul de mes facéties. J’ai si bien pris mon temps qu’il ne m’a point fait de réponse ; mais n’allez pas l’imiter.

Je ne suis pas excessivement content de Mme de Pompadour[1], mais aussi je ne suis pas fâché contre elle ; je trouve seulement la Muse limonadière plus attentive qu’elle.

J’ignore aussi si M. le duc de Richelieu est à Versailles. C’est encore un de nos hommes exacts, qui vous écrivent une lettre de huit pages, et qui vous laissent là des années entières.

Acharnement pour l’affaire du curé[2] ? non ; vivacité ? oui. Et puis, quand j’ai rendu ce service à l’Église, je fais un chant de la Pucelle.

Je n’ai point trouvé d’autre façon de répondre à tous les faquins qui m’accusent de n’être pas bon chrétien, que de leur dire que je suis meilleur chrétien qu’eux. Je fais plus, je le prouve ; mais mon christianisme ne va pas jusqu’à pardonner à Orner. Je n’ai point de fiel contre Fréron ; c’est à lui à me détester, puisque je l’ai rendu ridicule[3], et que je l’ai fait bafouer de Paris à Vienne. J’aurais voulu, il est vrai, pour mon divertissement, qu’on lui eût fait dire deux mots par le lieutenant criminel, au sujet de Mlle Corneille ; si cela ne se peut, il faut tâcher de prendre une autre route. M. Corneille père peut se plaindre à M. de Saint-Florentin ; j’en écris à M. Le Brun. Il est bon de tenter toutes les voies : car ce n’est pas assez de rendre Fréron ridicule ; l’écraser est le plaisir. J’ai quelque maltalent contre M. de Malesherbes, qui protège les feuilles de ce monstre ; mais toutes ces belles passions s’anéantissent devant la haine cordiale que je porte à l’impudent Omer. Cependant la violence de cette juste haine peut céder à la raison ; et puisque je ne peux lui couper la main dont il a écrit son infâme réquisitoire[4], qu’on lui a dicté, je l’abandonne à sa pédanterie, à son hypocrisie, à sa méchanceté de singe, et à toute la noirceur de son noir caractère. Que le Panta-odai[5] reste un ouvrage de société entre les mains de trois ou quatre personnes ; que Mlle Clairon n’en ait pas même d’exemplaire, et que le plus profond mépris fasse place à ma juste colère, colère d’autant plus véhémente que je l’ai couvée un an entier.

Mes anges, si j’avais cent mille hommes, je sais bien ce que je ferais ; mais comme je ne les ai pas, je communierai à Pâques, et vous m’appellerez hypocrite tant que vous voudrez. Oui, pardieu, je communierai avec Mme Denis et Mlle Corneille, et, si vous me fâchez, je mettrai en rimes croisées le Tantum ergo[6].

Je m’aperçois que cette lettre est plus brûlable que l’Écclésiaste ; ainsi je vous supplie de vous souvenir de moi au coin de votre cheminée.

À propos, qui vous a dit que je faisais une tragédie ? Je suis fâché de vous ôter cette douce illusion. Cette lanterne vient de ce que Mme Denis, qui est toujours folle du Droit du Seigneur, avait mandé à sa sœur que nous jouerions quelque chose de nouveau et de merveilleux, mais sans lui dire de quoi il était question. Gardez-moi, je vous prie, un éternel secret, mes divins anges, sur ce Droit du Seigneur, qui m’enchante.

Pour Fanime, je la regarderai toute ma vie comme un ouvrage médiocre ; et ce beau-fils qui rend Fanime à son père, pour s’en débarrasser, me paraîtra toujours un des plus plats personnages qui aient jamais existé. Il y a des morceaux touchants, d’accord : on y pleure, je le passe ; mais je ne juge point d’un visage par un nez et par un menton : je veux du tout ensemble. Vive Tancrède ! cette pièce me paraît bien faite, neuve, singulière. Cependant nous verrons ce que je pourrai faire pour obéir à vos ordres, au saint temps de Pâques. Et la dissertation[7] contre ces barbares Anglais, vous n’en parlez pas ? Mes divins anges, je vous regarde comme la consolation et l’honneur de ma vie.

Je suis bien faible ; mais je vous aime fortement.


18 février.

Tenez, mes gloutons, vous demandiez une tragédie, voila un chant[8] de la Pucelle : c’est envoyer une grive à des gens qui veulent manger un dindon ; mais on donne ce qu’on a.

Tenez, voilà encore des Lettres[9] sur le roman de Jean-Jacques : mandez-moi qui les a faites, ô mes anges, qui avez le nez fin ! Et le Père de famille, qu’est-il devenu ?

  1. Qui gardait le silence sur la dédicace à elle faite de Tancrède.
  2. Voyez tome XXIV, page 161.
  3. Par la comédie de l’Ecossaise.
  4. Contre le Précis de l’Ecclésiaste ; voyez ci-dessus, page 198.
  5. L’Èpître à Daphné, tome X.
  6. Premiers mots de l’avant-dernier verset de la prose du Saint-Sacrement, par lesquels on désigne le plus souvent cette prose.
  7. L’Appel à toutes les nations, voyez tome XXIV, page 191.
  8. Le XIXe, celui de Dorothée.
  9. Voyez ces Lettres sur la nouvelle Héloïse, tome XXIV, page 165.