Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4441

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 182-183).

4441. — À M. LE PRÉSIDENT DE BROSSES[1].
Au château de Ferney, 30 janvier 1761.

Il ne s’agit plus ici, monsieur, de Charles Baudy, et de quatre moules de bois ; il est question du bien public, de la vengeance du sang répandu, de la ruine d’un homme que vous protégez, du crime d’un curé qui est le fléau de la province, et du sacrilège joint à l’assassinat. Le procurer de cet infortuné Decroze est à Dijon ; Girod, qui conduit l’affaire, n’entend point du tout la procédure criminelle. Le curé de Moëns emploie le sacré, le profane, le ciel et la terre pour accabler l’innocence, que vous protégez. Il est inouï qu’un homme, convaincu d’avoir été chercher lui-même, à une demi-lieue de chez lui, des assassins dans un cabaret ; de les avoir armés, d’avoir frappé le premier, d’avoir encouragé les autres à frapper, n’ait été qu’assigné pour être ouï, tandis que ses complices, cent fois moins coupables, ont été décrétés de prise de corps.

Il est beaucoup plus étrange que le curé de Moëns ait obtenu une attestation de vie et de mœurs du conseil de la ville de Gex, malgré la réclamation du notaire conseiller Vaillet, au fils duquel ce même curé de Moëns donna un soufflet en public, l’an 1758, soufflet pour lequel il essuya un procès criminel dont la minute est au greffe, et qu’il accommoda pour cent écus.

J’ai entre les mains les dépositions de cinq personnes qu’il a rouées de coups ; il est essentiel que les preuves de tous ces excès soient jointes au procès, pour contrebalancer, ou plutôt pour anéantir l’indigne certificat que cet insolent curé a arraché à la complaisance des conseillers de Gex. Le sieur Girod ne veut pas comprendre de quelle importance est cette réquisition, et combien elle sert à détruire les défenses du curé, qui prétend n’être sorti de chez lui à dix heures du soir, et n’avoir armé cinq hommes de bâtons ferrés que dans une sainte intention, que pour empêcher le scandale.

Un avocat de Paris, que j’ai fait venir, est d’une opinion bien différente du sieur Girod ; il prétend que cette réquisition est d’une nécessité indispensable. Vous savez sans doute à présent, monsieur, que le sacrilège est joint à l’assassinat. Le jésuite Jean Fessy, aumônier du résident à Genève, a osé refuser l’absolution à la fille Decroze, jusqu’à ce qu’elle eût engagé son père à cesser toute poursuite, jusqu’à ce que la sœur eût trahi le sang de son frère, et le père le sang de son fils.

Mon avocat assure que, dans des cas pareils, on exige le serment de la fille et le serment du confesseur. Ces deux serments, quand ils sont contradictoires, ne décident rien ; mais les juges voient aisément de quel côté est le parjure. Il est même à croire que Fessy ne se parjurera pas, car je sais qu’il est persuadé par le curé de Moëns, et qu’il croit qu’il ne s’était rendu le 28 décembre au logis où soupait Decroze que pour prêcher la morale à coups de bâtons, selon ces paroles : Contrains-les d’entrer.

Il est donc indispensable que le jésuite Fessy soit mis en cause ; et pour ne vous point fatiguer, monsieur, je vous prie de renvoyer ma lettre à M. Girod, avec une simple apostille de votre main, ou dictée par vous.

Tous les gentilshommes du pays sont dans l’indignation la plus violente, mais aucun ne secourt Decroze ; je suis son seul appui ; je lui prête de l’argent, comme j’en ai prêté à MM. de Crassy, gentilshommes au service du roi, pour rentrer dans leur bien usurpé[2] par les jésuites ; mais je serai obligé d’abandonner Decroze, s’il n’a pas de courage, et s’il ne fait pas toutes les poursuites que doit faire un père qui a son fils à venger d’un monstre.

Au reste, monsieur, vous ne pouvez mieux placer votre protection et votre pitié que dans cette affaire, qui crie vengeance à Dieu et aux hommes.

J’ai l’honneur d’être, avec le plus respectueux attachement, monsieur, votre très-humble, etc.


Voltaire.
  1. Éditeur, Th. Foisset.
  2. Lisez acheté ; voyez la lettre à Helvétius du 2 janvier 1761. Ce bien avait été régulièrement vendu pendant la minorité de MM. de Crassy pour éteindre une dette. Ils y rentrèrent sans résistance, en vertu du retrait lignager. (Note du premier éditeur.)