Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4426

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 159-161).

4426. — À M. LE MARQUIS D’ARGENCE DE DIRAC.
À Ferney, 20 janvier.

Vous connaissez ma vie, monsieur ; mes occupations sont fort augmentées. Depuis que j’ai eu le malheur de vous perdre[1], je n’ai pas eu un moment à moi. J’ai voulu vous écrire tous les jours, et je me suis contenté de penser sans cesse à vous. Je vois, par les lettres dont vous m’honorez, que vous êtes heureux. Il n’y a que deux sortes de bonheur dans ce monde : celui des sots qui s’enivrent stupidement de leurs illusions fanatiques, et celui des philosophes. Il est impossible à un être qui pense de vouloir tâter de la première espèce de bonheur, qui tient de l’abrutissement. Plus vous vous éclairez, et plus vous jouissez. Rien n’est plus doux que de rire des sottises des hommes, et de rire en connaissance de cause. Si vous daignez vous amuser, monsieur, à rechercher en quel temps certaines gens s’avisèrent de dire que deux et deux font cinq, et dans quel temps d’autres docteurs assurèrent que deux et deux font six, il vous sera aisé de voir que ni le sentiment d’Arius ni celui d’Athanase n’étaient nouveaux ; et que, dès le iii siècle, les théologiens, étant devenus platoniciens, se battirent à coups d’écritoire pour savoir si l’œuf est formé avant la poule, ou la poule avant l’œuf, et si c’est un péché mortel de manger des œufs à la coque certains jours de l’année.

Pour votre pâté de perdrix[2], il nous arrivera heureusement avant le carême ; ainsi nous pourrons en manger en sûreté de conscience, car vous sentez combien Dieu est irrité, et qu’il y va de la damnation éternelle, quand on est assez pervers pour manger des perdrix à la un de février, ou au commencement de mars.

J’ai fait, depuis votre départ, une terrible action d’impiété : j’ai contraint les jésuites à déguerpir d’un domaine qu’ils avaient usurpé sur six gentilshommes mes voisins[3], tous frères, tous officiers du roi, tous servant dans le régiment de Deux-Ponts, tous braves gens, tous en guenilles.

Je me damne de plus en plus ; je suis actuellement occupé à poursuivre criminellement un curé[4] de nos cantons, lequel a cru qu’il est de droit divin de rosser ses paroissiens. Il est allé pieusement, à onze heures du soir, chez une dame, avec cinq ou six paysans armés de bâtons ferrés, pour empêcher qu’on ne fît l’amour sans sa permission. Son zèle a été jusqu’à laisser sur le carreau un jeune homme de famille, baigné dans son sang ; et s’il ne s’était trouvé un impie comme moi, ce pauvre garçon était mort, et le curé impuni. Le curé se défend tant qu’il peut : il dit qu’il ne veut point aller aux galères, et que je serai damné ; mais heureusement un bon prêtre[5] vient de prouvera Neufchâtel que l’enfer n’est point du tout éternel ; qu’il est ridicule de penser que Dieu s’occupe, pendant une infinité de siècles, à rôtir un pauvre diable. C’est dommage que ce prêtre soit un huguenot, sans cela ma cause était bonne : je n’aime point ces maudits huguenots. Nous avons eu, depuis peu, un cocu à Genève. Ce cocu, comme vous savez, tira un coup de pistolet à l’amant[6] de sa femme. La petite Église de Calvin, qui fait consister la vertu dans l’usure et dans l’austérité des mœurs, s’est imaginé qu’il n’y avait de cocus dans le monde que parce qu’on jouait la comédie. Ces maroufles s’en sont pris aux jeunes gens de leur ville qui avaient joué sur mon théâtre de Tournay, et ils ont eu l’insolence de leur faire promettre de ne plus jouer avec des Français, qui pourraient corrompre les mœurs de Genève[7].

Vous voyez, monsieur, qu’on est aussi sot à Genève qu’on est fou à Paris ; mais je pardonne à ces barbares, parce qu’il y a chez eux dix ou douze personnes de mérite[8]. Dieu n’en trouva pas cinq dans Sodome : je ne suis pas assez puissant pour faire pleuvoir le feu du ciel sur Genève ; je le suis du moins assez pour avoir beaucoup de plaisir chez moi, au nez de tous ces cagots. J’en aurais bien davantage, monsieur, si vous étiez encore ici : vous y verriez la descendante du grand Corneille, que nous avons adoptée pour fille, Mme Denis et moi. Son caractère paraît aussi aimable que le génie de Corneille est respectable.

Adieu, monsieur ; nous vous regretterons et nous vous aimerons toujours. S’il y a quelqu’un qui pense dans votre pays, faites-lui mes compliments. Mme Denis vous fait les siens bien tendrement.

  1. D’Argence avait visité Voltaire en septembre précédent.
  2. La commune de Dirac n’est qu’à deux lieues d’Angoulême, et les pâtés de perdrix aux truffes qu’on fait dans cette ville sont encore en grand renom. (Cl.)
  3. Voyez la lettre 4398.
  4. Voyez la requête contre lui ; tome XXIV, page 161.
  5. Ferdinand-Olivier Petitpierre.
  6. Le professeur Necker.
  7. Allusion à quelques expressions de la lettre de J.-J. Rousseau à Voltaire du 17 juin 1760, n° 4153.
  8. Genèse, xviii, 32.