Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4392

Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 126-127).

4392. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Ferney, 28 décembre.

Et les yeux de mon ange, comment vont-ils en 1761 ? Je me souviens de 1701 tout comme si j’y étais ; c’était hier. Ah ! comme le temps vole ! les hommes vivent trop peu ; à peine a-t-on fait deux douzaines de pièces de théâtre qu’il faut partir. Mais à quand Tancrède, et l’édition du petit-fils[1], franc fieux de Paris ?

Je fais une réflexion : c’est qu’il est important, mes anges, que l’épître à madame la marquise soit datée de Ferney en Bourgogne, 10 d’octobre 1759.

Remarquez toutes mes excellentes raisons ; je dis Ferney, parce que Mme de Pompadour s’est intéressée aux privilèges de cette terre ; je dis en Bourgogne, afin que les sots et les méchants, dont il est grande année, n’aillent pas toujours criant que je suis à Genève ; je dis 10 d’octobre 1759, parce qu’elle fut écrite en ce temps-là[2], et surtout parce que si elle n’est point datée, elle paraîtra une insulte au pauvre Ami des hommes[3] et à son malheur. Vous savez que j’ai toujours pensé qu’il faut ou se battre contre les Anglais, ou payer ceux qui se battent pour nous ; que je n’ai jamais cru la France si déchirée qu’on le dit ; que je pense qu’il y a de grandes ressources après nos énormes fautes. Ces sentiments, que j’ai toujours eus, je les exprime dans ma lettre à Mme de Pompadour ; mais ils deviennent une satire du livre des Impôts, livre imprimé après ma lettre écrite. Je passerais pour un lâche flatteur qui se fait de fête, et qui est de l’avis des sous-maîtres, pendant qu’un camarade valet est in ergastulo pour les avoir contredits. Mes divins anges, ce serait là un triste rôle ; et vous, qui vous chargez de mes iniquités, vous ne voudrez pas que celle-là me soit imputée. Il ne s’agit donc que de dater mon épître ; je m’en rapporte à vos attentions tutélaires. Mlle Chimène prend la plume ; voyons comment elle s’en tirera.

« M. de Voltaire appelle M. et Mme d’Argental ses anges. Je me suis aperçue qu’ils étaient aussi les miens : qu’ils me permettent de leur présenter ma tendre reconnaissance.

« Corneille. »

Eh bien ! il me semble que Chimènr commence à écrire un peu moins en diagonale.

Mes anges, nous baisons le bout de vos ailes.

Denis, Corneille, et V.

  1. Prault. Voyez la lettre 4378.
  2. Voyez tome V, page 499.
  3. Voyez ci-dessus, page 123.