Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4376

Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 100-101).

4376. — À M. LEKAIN.
16 décembre.

Je n’ai voulu vous répondre, mon cher Roscius, que quand j’aurais vu enfin toute cette confusion dans les rôles de Tancrède un peu débrouillée, quand vous seriez débarrassés de la Belle Pénitente, et quand vous seriez prêts à reprendre Tancrède.

Grâce aux bontés de M. et Mme d’Argental, tout est en ordre ; et si la pièce reste au théâtre, ce sera uniquement à leur bon goût et à leurs attentions infatigables qu’on en aura l’obligation. Je vous prie de vouloir bien vous conformer entièrement, dans la représentation, à l’édition de Prault. Rien n’est plus ridicule que de voir jouer d’une façon ce qui est imprimé d’une autre. Il ne faut jamais sacrifier l’élocution et le style à l’appareil et aux attitudes. L’intérêt doit être dans les choses qu’on dit, et non pas dans de vaines décorations. L’appareil, la pompe, la position des acteurs, le jeu muet, sont nécessaires ; mais c’est quand il en résulte quelque beauté, c’est quand toutes ces choses ensemble redoublent le nœud et l’intérêt. Un tombeau, une chambre tendue de noir, une potence, une échelle, des personnages qui se battent sur la scène, des corps morts qu’on enlève, tout cela est fort bon à montrer sur le Pont-Neuf, avec la rareté, la curiosité. Mais quand ces sublimes marionnettes ne sont pas essentiellement liées au sujet, quand on les fait venir hors de propos, et uniquement pour divertir les garçons perruquiers qui sont dans le parterre, on court un peu de risque d’avilir la scène française, et de ne ressembler aux barbares Anglais que par leur mauvais côté. Ces farces monstrueuses amuseront pendant quelque temps, et ne feront d’autre effet que de dégoûter le public de ces nouveaux spectacles et des anciens.

Je vous exhorte donc, mon cher ami, de ne souffrir d’appareil au théâtre que celui qui est noble, décent, nécessaire.

Pour ce qui est de Tancrède, je crois que, d’abord, vos camarades doivent conformer leur rôle à l’imprimé ; qu’ensuite ils doivent en faire une répétition, parce qu’il y a environ deux cents vers différents de ceux qu’on a récités aux premières représentations. Je crois même qu’il y en a beaucoup plus de deux cents ; je crois encore que vous devez donner deux représentations avant que Prault mette son édition en vente. Si la pièce réussit, il la vendra beaucoup mieux quand ces deux représentations l’auront fait valoir, et lui auront donné un nouveau prix. Je vous embrasse de tout mon cœur, et je vous prie de me donner de vos nouvelles et des miennes.