Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4357

Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 83-84).

4357. — À M. TRONCHIN, DE LYON[1].
5 décembre.

Ne croyez pas, mon cher huguenot, que mon zèle pour la maison du Seigneur et ma tendre affection pour la compagnie de Jésus me fassent jeter dix-huit mille livres dans le lac. Ils seront déposés au greffe, et la terre me répondra de mon argent. Figurez-vous que les révérends ont eu le bien de Mlles Baltazard pour sept à huit mille livres, et qu’il vaut douze cents livres annuellement avec une administration médiocre.

Je vous dirai, pour vous réjouir, que ces bonnes gens ont offert mille écus à l’un des héritiers, pour l’engager à leur remettre les titres de sa famille et à la frustrer de ses droits. L’homme auquel ils se sont adressés est un officier incapable d’une action si lâche. Il a été outré de la proposition, et la turpitude des saints sera bientôt mise au grand jour. Je ne réponds pas qu’ils ne fassent quelque miracle qui leur conserve le bien usurpé, comme, par exemple, quelque faux contrat, quelque vieux titre de donation ; en ce cas je n’en serai encore que pour quatre ou cinq cents livres que j’aurai avancées. Il se peut encore qu’ils demandent une somme plus forte que celle qui sera déposée ; ce serait alors une difficulté embarrassante : il s’agira de savoir si les héritiers naturels seront tenus de donner plus d’argent qu’ils n’en avaient reçu quand ils mirent, eux ou leurs auteurs, cet héritage en antichrèse. C’est une matière à procès, sans doute ; et nous verrons alors si, en donnant encore quelque surplus, la terre vaudra le principal que nous donnerons ; en un mot, je ne risque rien, et tout le danger que je cours est de donner aux jésuites une nouvelle gloire s’il arrivait quelque empêchement dirimant, ce que je ne prévois pas. Alors les dix-huit mille livres passeraient du greffe de Gex dans la bourse d’un de vos auditeurs. M. des Franches, qui demande dix-huit mille livres. Il est fort riche, et payera bien. Et je passerai ce qui me reste de vie à faire de la terre le fossé, et à mettre mes chers voisins les jésuites dans la voie du salut.

Qu’est-ce donc que ce M. de Mably qui croit avoir fait une comédie ? Est-ce un fils de l’abbé de Mably, ci-devant secrétaire du cardinal de Tencin ? Que n’apprend-il plutôt à chiffrer. Je renverrai incessamment à monsieur votre frère l’énorme et inlisible paquet, avec une lettre honnête pour ce pauvre monsieur.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.