Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4348

Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 74-75).

4348. — À MADAME LA COMTESSE D’ARGENTAL.
26 novembre.

Après avoir écrit hier au soir, à la hâte, à mes anges, je me coucbai avec des scrupules sur Tancrède, et nommément sur l’envie que j’aurais de prendre des libertés anglaises et italiennes, en retranchant des lettres qui m’incommodent. À mon réveil, je reçois la lettre de M. d’Argental et de Mme Scaliger.

Comment ferez-vous, mes anges, pour vous débarrasser de moi ? Pourquoi M. d’Argental a-t-il mal aux yeux ? Comment M. Fournier[1] trouve-t-il cela ? pourquoi le souffre-t-il ? Est-ce Caliste qui a fait trop pleurer mon cher ange ? est-ce moi qui l’ai trop fatigué par mes paperasses ?

Crèbillon mon maître. Bonne plaisanterie, que Fréron prend pour du sérieux. Il faut pourtant ne pas trop changer ce que madame la marquise a approuvé.

Voulez-vous que j’ai regardé comme mon maître[2] ? Politesse ne coûte rien, et fait toujours un bon effet.

Voici la grande question : Jouera-t-on Fanime cet hiver ? Non, à ce que je présume. Pourquoi ? parce qu’il y a au troisième acte un embrouillamini qui me déplaît, et au cinq il y a deux poignards qui me font de la peine. On a beaucoup pleuré, d’accord ; mais il y a des gens bien malins à Paris. La fin de Fanime, déchirante, tragique ; son père l’amadoue :


· · · · · · · · · · ô mon père !
J’en-suis indigne[3],


avec un éclat de voix douloureux, et elle se tue. Bravo. Mais le poignard d’Énide et le poignard de Fanime, ces deux poignards me tuent. Que faire donc ? donner Tancrède au mois de décembre, l’imprimer en janvier, et rire ; ensuite nous verrons. Vous aurez de mes nouvelles ; vous ne mourrez pas de faim.

C’est assez parler Voltaire, parlons Corneille. Je suis bien fâché que cette demoiselle ne descende pas en droite ligne du père de Cinna ; mais son nom suffit, et la chose paraît décente. Vous avez vu cette demoiselle, mes divins anges ; c’est à vous qu’on s’adresse quand Voltaire est sur le tapis. Connaissez-vous un Le Brun, un secrétaire de M. le prince de Conti ? C’est lui qui m’a encorneillé ; il m’a adressé une Ode au nom de Pierre. C’est à lui que j’ai dit : Envoyez-la-moi ; qu’on paye son voyage, qu’on l’adresse à M. Tronchin, à Lyon, etc. Mais il vaudrait bien mieux que ce fût Mme d’Argental qui daignât arranger les choses : cela serait plus honorable pour Pierre, pour Mlle Corneille, et pour moi ; mais je n’ai pas le front d’abuser à ce point des bontés dont on m’honore. Cependant, je le répète, il convient que Mme d’Argental soit la protectrice. Tout ce qu’elle fera sera bien fait. Nul trousseau pour ce mariage. Mme Denis lui fera faire habits et linge. Nous lui donnerons des maîtres, et dans six mois elle jouera Chimène.

Je suis à vos pieds, divins anges.

  1. Médecin du duc d’Orléans, et qui était aussi celui de d’Argental.
  2. Voyez tome V, page 495.
  3. Zulime, acte V, scène dernière.