Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4292

Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 14-15).

4292. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
8 octobre.

Ô divins anges ! jugez si je suis fidèle à mon culte ; je vais jouer Zopire ; j’ai deux cents personnes à placer ; je fais copier Tancrède ; je vous écris. Où diable avez-vous péché, mes anges, que j’avais un peu d’amertume, quand je suis pénétré de vos bontés ?

Je vous enverrais aujourd’hui Tancrède, si j’avais seulement le temps de faire un paquet. Qui, moi de l’amertume, parce que j’ai pris le parti du troisième acte, et que j’ai cru que Lekain me l’avait saboulé ? Pour Dieu, laissez-moi mon franc arbitre ; encore faut-il bien que j’aie mon avis ; Dieu a permis à ses créatures de dire ce qu’elles pensent. Mon cher ange, mandez-moi, je vous prie, où l’on en est de ce Tancrède, quel parti on prend. J’ai envoyé un long mémoire à Clairon, par Versailles ; je vous écris aussi par Versailles. Je ne veux pas ruiner mes anges par mes bavarderies. Nous jouons donc Mahomet aujourd’hui. N’a-t-on pas fait cent critiques de Mahomet ? Cela empêche-t-il qu’elle ne doive faire un effet terrible, qu’elle ne doive déchirer le cœur ! Ah, Gaussin ! Gaussin ! si vous aviez la centième partie de l’âme de Mme Rilliet[1] ! si on avait eu un Séide ! Pauvres Parisiens ! vous n’avez point d’acteurs qui pleurent. J’ai un petit mot à vous dire, mes anges : c’est que presque toutes vos tragédies sont froides, et vos acteurs aussi, excepté la divine Clairon, et quelquefois Lekain. Mes yeux se sont ouverts, mais trop tard. Je mourrai sans avoir fait une pièce selon mon goût.

M. le duc de Choiseul vous a-t-il montré la facétie de ma dédicace[2] ?

Avez-vous reçu un Pierre ?

Madame Scaliger, ne soyez donc plus fâchée contre moi. C’est que je suis à vos pieds, c’est que je vous aime et révère au pied de la lettre.

  1. Mme Rilliet ; voyez tome XL, page 561.
  2. Celle de Tancrède.