Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4289

Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 11-12).

4289. — À M. D’ALEMBERT.
8 octobre.

J’ai eu, mon très-cher maître, votre discours[1] et M. de Maudave, et j’ai été bien content de l’un et de l’autre. Indépendamment de vos bontés pour moi, j’aime tout ce que vous faites ; vous avez un style ferme qui fait trembler les sots. Je vous sais bon gré de n’avoir pas mis la tragédie dans la foule des genres de poésie qu’on ne peut lire. Je vous prie, à propos de tragédie, de ne pas croire que j’aie fait Tancrède comme on le joue à Paris. Les comédiens m’ont cassé bras et jambes ; vous verrez que la pièce n’est pas si dégingandée. Heureusement le jeu de Mlle Clairon a couvert les sottises dont ces messieurs ont enrichi ma pièce pour la mettre à leur ton. Nous l’avons jouée ici ; et, si vous y revenez, nous la jouerons pour vous. Vous seriez étonné de nos acteurs. Grâce au ciel, j’ai corrompu Genève, comme m’écrivait votre fou de Jean-Jacques[2]. Il faut que je vous conte, pour votre édification, que j’ai fait un singulier prosélyte. Un ancien officier[3], homme de grande condition, retiré dans ses terres à cent cinquante lieues de chez moi, m’écrit sans me connaître, me confie qu’il a des doutes, fait le voyage pour les lever, les lève, et me promet d’instruire sa famille et ses amis. La vigne du Seigneur n’est pas mal cultivée. Vous prenez le parti de rire, et moi aussi ; mais


En riant quelquefois on rase
D’assez près ces extravagants
À manteaux noirs, à manteaux blancs,
Tant les ennemis d’Athanase,
Honteux ariens de ce temps,
Que les amis de l’hypostase,
Et ces sots qui prennent pour base

De leurs ennuyeux arguments
De Baïus quelque paraphrase.
Sur mon bidet, nommé Pégase,
J’éclabousse un peu ces pédants ;
Mais il faut que je les écrase
          En riant.


Laissons là ce rondeau ; ce n’est pas la peine de le finir ; le temps est trop cher. M. le chevalier de Maudave m’a donné des commentaires sur le Veidam qui en valent bien d’autres. Il m’a donné de plus un dieu qui en vaut bien un autre : c’est le Phallum[4]. Il m’a l’air d’en porter sur lui une belle copie.

Duclos m’a envoyé le T, pour rapetasser cette partie du Dictionnaire[5], Signa T super caput dolentium[6]. Je n’ai pas encore eu le temps d’y travailler ; il nous faut jouer la comédie deux fois par semaine. Nous avons eu dans notre trou quarante-neuf personnes à souper qui parlaient toutes à la fois, comme dans l’Écossaise : cela rompt le chaînon des études. Je donnerais ces quarante-neuf convives pour vous avoir. À propos, vous frondez la perruque[7] de Boileau ; vous avez la tête bien près du bonnet. S’il avait fait une épître à sa perruque, bon ; mais il en parle en un demi-vers, pour exprimer, en passant, une chose difficile à dire dans une épître morale et utile.

Si j’ai le temps et le génie, je ferai une épître[8] à Clairon, et je vous promets de n’y point parler de ma perruque.

Il n’y a point de metum Judæorum[9] ; nous avons ici deux maîtres des requêtes qui m’ont annoncé M. Turgot. Nous allons avoir un conseiller de grand’chambre[10] ; c’est dommage qu’Omer Joly de Fleury n’y vienne pas.

Luc est remonté sur sa bête, et sa bête est Daun[11].

Aimez-moi un peu ; et, s’il y a à Paris quelque bonne et grave impertinence, ne me la laissez pas ignorer.

  1. Réfléxions sur la Poésie ; voyez tome XL, page 526.
  2. Voyez le passage de sa lettre, tome XL, page, 423.
  3. Le marquis d’Argence de Dirac.
  4. Ou Phallus. Voyez ce qu’en dit Voltaire, tome XXIX, page 103.
  5. Le Dictionnaire de l’Académie. (Cl.) — Le travail de Voltaire sur la lettre T pour le Dictionnaire de l’Académie a été mis, par les éditeurs de Kehl, dans le Dictionnaire philosophique ; voyez tome XX.
  6. Ezéchiel, chap. ix, v. 4.
  7. D’Alembert prétendait, dans ses Réflexions sur la Poésie, que Boileau avait avili la langue des dieux en exprimant poétiquement sa perruque. Voltaire, avec raison, prend ici le parti des faux cheveux blonds du législateur du Parnasse. Voyez l’Épître x de Boileau à mes vers, v. 26. (Cl.)
  8. C’est à quoi l’avait engagé d’Alembert dans la lettre 4267.
  9. Jean, vii, 13.
  10. L’abbé d’Espagnac.
  11. Voyez tome XL, page 525.