Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4284

Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 2-4).

4284. — À M. LE MARQUIS DE CHAUVELIN.
Aux Délices, 3 octobre.

Le baron germanique[1] qui se charge de rendre ce paquet à Votre Excellence est un heureux petit baron. Je connais des Français qui voudraient bien être à sa place, et faire leur cour à M. et à Mme de Chauvelin. Je n’ai point eu l’honneur de vous écrire pendant que vous bouleversiez nos limites, et que vous rendiez des Savoyards Français, et des Français Savoyards. Je conçois très-bien qu’il y a du plaisir à être Savoyard quand vous êtes en Savoie. Souvenez-vous, monsieur, que quand vous prendrez le chemin de Versailles pour donner la chemise[2] au roi, vous devez au moins venir changer de chemise dans nos ermitages.

J’ai l’honneur de vous envoyer une partie de la Vie du Solon et du Lycurgue du Nord. Si la cour de Russie était aussi diligente à m’envoyer ses archives que je le suis à les compiler, vous auriez eu deux ou trois tomes au lieu d’un. Je me souviens d’avoir entendu dire à vos ministres, au cardinal Dubois, à M. de Morville[3], que le czar n’était qu’un extravagant, né pour être contre-maître d’un navire hollandais ; que Pétersbourg ne pourrait subsister ; qu’il était impossible qu’il gardât la Livonie, etc. ; et voilà aujourd’hui les Russes dans Berlin[4] et un Tottleben donnant ses ordres datés de Sans-Souci ! Si j’avais été là, j’aurais demandé le beau Mercure de Pigalle pour le rendre au roi.

En qualité de tragédien, j’aime toutes ces révolutions-là passionnément. J’ai et j’aurai contentement. Peut-être, si j’étais sir Politick[5], je ne les aimerais pas tant. Je ne suis pas trop mécontent de vous autres sur terre, mais vous êtes sur mer de bien pauvres diables.

Si j’osais, je vous conjurerais à genoux de débarrasser pour jamais du Canada le ministère de France. Si vous le perdez, vous ne perdez presque rien ; si vous voulez qu’on vous le rende, on ne vous rend qu’une cause éternelle de guerre et d’humiliations. Songez que les Anglais sont au moins cinquante contre un dans l’Amérique septentrionale. Par quelle démence horrible a-t-on pu négliger la Louisiane, pour acheter, tous les ans, trois millions cinq cent mille livres de tabac de vos vainqueurs ? N’est-il pas absurde que la France ait dépensé tant d’argent en Amérique, pour y être la dernière des nations de l’Europe ?

Le zèle me suffoque ; je tremble depuis un an pour les Indes orientales. Un maudit gouverneur de la colonie anglaise à Surate, et un certain commodore qui nous a frottés dans l’Inde, sont venus me voir ; ils m’ont assuré que Pondichéry serait à eux dans quatre mois. Dieu veuille que M. Berryer confonde mon Commodore !

Pour me dépiquer des malheurs publics et des miens propres (car je navigue malheureusement dans la barque), je me suis mis à jouer force tragédies, et nous gardons des rôles pour madame l’ambassadrice. Nous jouâmes Fanime ces jours passés ; la scène est à Saïd, petit port de Syrie. Nous eûmes pour spectateur un Arabe (jui est de Saïd même, qui sait sept ou huit langues, qui parle très-bien français, et qui eut beaucoup de plaisir. Savez-vous bien que j’ai eu un autre arabe ? C’est l’abbé d’Espagnac. Pourquoi faut-il qu’un homme si coriace soit si aimable ! Vivent les gens faciles en affaires ! la vie est trop courte pour chipoter.

Vous connaissez la belle lettre[6] de Luc, où il parle si courtoisement de M. le duc de Choiseul. J’ai bien peur que mes Russes n’aient pris aussi une lettre qu’il m’adressait. Cet homme ne ménage pas plus les termes que ses troupes ; il perdra ses États pour avoir fait des épigrammes. Ce sera du moins une aventure unique dans les chroniques de ce monde.

Je suis un grand babillard, monsieur ; mais il est si doux de s’entretenir avec vous des sottises du genre humain, et de vous ouvrir son cœur ! Je compte si fort sur vos bontés que je me suis laissé aller. Conservez-moi, et madame l’ambassadrice, un peu de souvenir et de bienveillance. Je vous avertis que Mme Denis est devenue très-digne de jouer les seconds rôles avec Mme de Chauvelin.

L’oncle et la nièce sont à ses pieds. Je vous présente mon tendre respect dans la foule de ceux qui vous aiment.

  1. Grimm.
  2. En 1760, Chauvelin avait obtenu une des deux charges de maître de la garde-robe.
  3. La lettre 173 lui est adressée.
  4. Selon l’Art de vérifier les dates, Tottleben s’empara de Berlin le 9 octobre 1750, et selon d’autres, il y entra dès le 3.
  5. Voyez, tome III, la Préface (de 1738) en tête de la Mort de César ; et tome XXIX, page 268.
  6. Cette lettre, adressée à d’Argens, et datée de Hersmannsdorff, près de Breslan, le 27 août 1760, est dans la Correspondance littéraire de Grimm, du 15 septembre suivant. On lit cette phrase dans le dernier alinéa : « Je sais un trait du duc de… (Choiseul) que je vous conterai lorsque je vous verrai. Jamais procédé plus fou et plus inconséquent n’a flétri un ministre de France, depuis que cette monarchie en a. » — Voyez plus bas la lettre 4317.