Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4266

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 546).
4266. — À M. DE CIDEVILLE.
22 septembre.

Mon ancien ami, il est bien doux que mes fruits d’hiver soient encore de votre goût ; mais il est triste que nous ne les mangions pas ensemble. Vous voyez bien que ma table n’est pas toujours chargée de poires d’angoisse pour les Trublet, les Chaumeix, les Fréron, et les Lefranc de Pompignan. Je n’aime pas trop la guerre ; je n’ai attaqué personne en ma vie ; mais l’insolence de ceux qui osent persécuter la raison était trop forte. Si on n’avait pas couvert Lefranc d’opprobre, l’usage de déclamer contre les philosophes dans les discours de réception à l’Académie allait passer en loi, et nous allions passer par les armes toutes les années. Encore une fois, je n’aime point la guerre ; mais quand on est obligé de la faire, il ne faut pas se battre mollement.

Comptez que cela n’a rien dérobé ni à mes occupations, ni à mes plaisirs, ni à ma gaieté. Je n’en fais pas moins bâtir un très-joli château et une petite église. Je joue même quelquefois le bon homme de père avec Mme Denis ; je joue passablement, et Mme Denis divinement. M. le duc de Villars, qui est chez moi, et qui s’entend à merveille au théâtre, est enchanté. Dieu m’a donné, à un quart de lieue[1] des Délices, un château dont j’ai changé la grande salle en tripot de comédie. On peut y aller à pied ; on y soupe. Le lendemain on va à Ferney, qui est une terre belle et bonne ; et dans aucune de ces terres on n’entend point parler d’intendant. On est libre ; on ne doit au roi que son cœur. Des philosophes viennent nous y voir de cent lieues[2], mais vous mettez votre philosophie à n’y point venir. Vous y verriez qu’à soixante et sept ans, avec une faible santé, on peut être mille fois plus heureux qu’à trente, et vous rendriez ce bonheur parfait.

Je ne sais si l’abbé du Resnel est aussi content de la vie que moi. Comment va sa santé ? Mais surtout donnez-nous des nouvelles de la vôtre ; et songez qu’il y a, dans un petit pays riant et libre, deux cœurs qui sont à vous pour jamais. V.

  1. Tournay est à une assez forte demi-lieue des Délices et de Genève.
  2. Allusion à d’Argence de Dirac.