Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4152

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 420-422).

4152. — DE M. D’ALEMBERT.
Paris, ce 16 juin.

Mon cher et illustre maître.

1° Ce n’est pas tout d’être mourante, il faut encore n’être pas vipère[1]. Vous ignorez sans doute avec quelle fureur et quel scandale Mme de Robecq a cabalé pour faire jouer la pièce de Palissot ; vous ignorez qu’elle a empêché qu’on ne jouât votre tragédie[2], que les comédiens voulaient représenter avant les Philosophes espérant par là gagner de l’argent et du temps, et fuir ou éloigner la honte dont ils sont couverts ; vous ignorez qu’elle s’est fait porter à la première représentation, toute mourante qu’elle est, et qu’elle fut obligée, tant elle était malade ce jour-là, de sortir avant la fin du premier acte. Quand on est atroce et méchante à ce point, on ne mérite, ce me semble, aucune pitié, eût-on f… avec Dieu le père et son fils.

2° Cette méchante femme d’ailleurs a été ménagée dans la Vision. On dit, il est vrai, qu’elle est bien malade ; mais cela ne lui fait aucun tort, et si c’est là un crime, j’ai grand’peur pour celui qui imprimera ses billets d’enterrement : car, puisqu’il n’est pas permis de dire qu’elle se meurt, il le sera encore moins de dire qu’elle est morte.

3° Il est très-vrai qu’on a arrêté Robin-mouton du Palais-Royal.


Ils m’ont pris ce pauvre Robin[3],
Robin-mouton, qui par la ville
Vendait tout pour un peu de pain, etc.


Mais soyez sûr que Mme de Robecq n’en est pas la cause. Ceux qui persécutent les philosophes ne se soucient guère ni de Dieu ni d’elle ; mais ils sont au désespoir d’être démasqués ; hinc iræ, hinc lacrymæ. Ils croyaient qu’on serait la dupe de leurs cachotteries, et ils se voient l’objet des cris et de la haine publique. Je ne vous en dis pas davantage ; mais souvenez-vous de ce que je vous ai marqué dans ma dernière lettre, que vos amis[4] l’étaient encore plus de Palissot, et relisez la Vision dans cette idée, vous verrez clair.

4° Il est très-vrai que la persécution est plus grande que jamais. On vient d’arrèter et de mettre à la Bastille un abbé Morellet, ou Morlet, ou Mords-les, qu’on accuse ou qu’on soupçonne d’avoir fait cette Vision ; item, d’avoir fait les Si et les Pourquoi ; item, les Notes sur la Prière du Déiste[5]. Je ne sais ce qui en est ; mais je sais seulement que c’est un homme de beaucoup d’esprit, ci-devant théologien ou théologal de l’Encyclopédie, que je vous avais adressé il y a un an[6] à Genève, et qui ne vous y trouva pas. Au reste, il est traité à la Bastille avec beaucoup d’égards et de ménagements. Tout Paris crie, tout Paris s’intéresse pour lui. Il y a apparence que sa captivité ne sera ni longue ni fâcheuse, et il lui restera la gloire d’avoir vengé la philosophie contre les Palissots mâles et femelles, contre les Palissots de Nancy et ceux de Versailles.

5° Palissot se vante d’avoir reçu de vous une lettre pleine d’éloges ; il va, dit-il, la faire imprimer. M. d’Argental sera à portée de lui donner le démenti.

6° Il vous mande qu’il a voulu venger Mme de Robecq et de La Marck. C’est un mensonge impudent, car depuis deux ans il est brouillé avec Mme de La Marck, et il en tient les propos les plus insolents et les plus infâmes. Elle ne l’ignore pas, non plus que M. d’Aïen, et tous deux ont regardé sa pièce comme une infamie.

7° Je ne crois pas plus que vous que Diderot ait jamais rien écrit contre ces deux femmes ; ce qui est certain, c’est que personne n’avait plus à s’en plaindre que moi, et qu’assurément je n’ai rien écrit contre elles. Mais, quand Diderot aurait été coupable, fallait-il, pour venger Mme de Robecq, attaquer Helvétius et tous les encyclopédistes, qui ne lui avaient fait aucun mal ?

8° J’ai grande envie de voir le petit poëme[7] dont vous me parlez. Je suis certain que feu Vadé a des héritiers auprès de Genève. Vous devriez bien vous adresser à eux pour me faire parvenir ce poëme ; mais, s’il n’y a rien sur la pièce des Philosophes, on ne sera pas content de feu Vadé.

9° C’est très-bien fait au chef de recommander l’union aux frères ; mais il faut que le chef reste à leur tête, et il ne faut pas que la crainte d’humilier des polissons protégés l’empêche de parler haut pour la bonne cause, sauf à ménager, s’il le veut, les protecteurs, qui au fond regardent leurs protégés comme des polissons.

10° Avez-vous lu le Mémoire[8] de Pompignan ? Il faut qu’il soit bien mécontent de l’Académie, car il ne lui en a pas envoyé d’exemplaire, quoiqu’il l’ait envoyé partout. Pour répondre à ce qu’il dit sur sa naissance, on vient, dit-on, de faire imprimer sa généalogie, qui remonte, par une filiation non interrompue, depuis lui jusqu’à son père.

11° Tout mis en balance, le meilleur parti est toujours de finir par la phrase académique, Je m’en f… ; c’est aussi ce que je fais de tout mon cœur. Les sottises des hommes méritent qu’on en rie, et non pas qu’on s’en fâche.

Adieu, mon cher et grand philosophe ; j’attends votre catéchisme newtonien[9], et je ne vous ferai pas attendre des que je l’aurai.

  1. Parodie de ces deux vers :

    Mais ce n’est pas tout d’être heureux ;
    Il faut encore être modeste.

  2. Celle de Médime.
  3. La Fontaine, livre LX, fable xix.
  4. Le duc de Choiseul et Mme du Déffant.
  5. La Vision, les Si, les Pourquoi (qui ne sont pas ceux dont il est parlé tome XXIV, page 111), et les Notes sur la Prière du Déiste, sont en effet de Morellet. On les trouve au tome II de ses Mélanges de littérature, 1818, quatre volumes in-8o ; mais la Vision (ou Préface de la comédie des Philosophes) y est tronquée. (B.)
  6. Lisez deux ans ; et voyez la lettre 3636.
  7. Le Pauvre Diable.
  8. Celui dont il est question dans une note, tome XXIV, paye 131.
  9. Nous ne savons quel est l’ouvrage de Voltaire que veut désigner d’Alembert. Ce ne peut être une nouvelle édition des Éléments de la philosophie de Newton, auxquels Voltaire ne toucha plus depuis 1756. Il s’agit peut-être de quelque pamphlet tel que les Dialogues chrétiens, qui parurent un peu plus tard (voyez tome XXIV. page 129).