Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4141

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 404-405).

4141. — À FRÉDÉRIC II. ROI DE PRUSSE[1].
Aux Délices, 3 juin 1760.

Sire, le vieux Suisse ; bavard prend peut-être mal son temps : mais il sait que Votre Majesté peut, en donnant bataille, lire des lettres et y répondre.

Je ne savais d’abord ce que voulait dire le petit article de votre main, touchant les gens qui lisent des lettres dans les rues et dans les marchés[2].

1° Je ne vais jamais dans les rues, je ne vais jamais à Genève.

2° Il n’y a dans Genève que des gens qui se feraient hacher pour Votre Majesté. Nous avons un cordonnier qui bat sa femme quand il vous arrive quelque échec ; et mon serrurier, qui est Allemand, dit qu’il tordrait le cou à sa femme et à ses trois enfants pour votre prospérité. Il faut, dit-il, avoir bien peu de rellichion pour penser autrement.

3° Il n’y a ni cordonnier, ni serrurier, ni prêtre, ni personne au monde, à qui j’aie jamais lu une ligne de Votre Majesté.

4° Il se peut que j’aie répété quelques-uns de vos bons mots à vos idolâtres, et que le faux zèle les ait répétés, et que quelque animal les ait rapportés tout de travers. Ce sont discours en l’air. Gagnez une bataille, et laissez vos bons mots courir le monde ; mais soyez très-sûr que Votre Majesté n’éprouvera jamais de ma part la moindre infidélité.

5o Je soutiendrai jusqu’à la mort que (mettons à part Akakia, lequel, après tout, n’était pas si plaisant que vos plaisanteries sur la ville latine gardée par les géants, et à moi envoyées par Votre Majesté, et à moi communiquées par M. de Marwitz), je ne vous ai jamais manqué en rien.

6o Soyez au rang des illustres bienfaiteurs ou des illustres ingrats, cela ne me fait rien ; je penserai toujours de même ; toujours même admiration, mêmes sentiments.

7o Malgré les cinq cent mille hommes à baïonnettes qui sont en Allemagne, je dis, moi Suisse, moi rat, que vous aurez la paix, et que vous ne perdrez rien, à moins qu’il ne vous arrive quelque malheur horrible qu’on ne peut prévoir.

8o Souffrez encore que je dise que Votre Majesté ne réussira jamais par le canal de l’homme que vous avez fait parler à un ambassadeur de …. Votre Majesté voit que je suis instruit.

9o Souffrez encore que je représente qu’on a mis beaucoup trop de personnel dans tout ceci. Je ne parle pas en l’air. On peut se moquer de ses confrères les poëtes ; mais point d’injures de roi à roi. Je vous ai ouï dire un jour qu’il faut paroles douces et actions fermes. Vous avez rempli parfaitement la moitié de ce bel adage.

10o Soyez, je vous en conjure, très-persuadé que je ne veux point me faire de fête, mais que je suis entièrement au fait, par une destinée bizarre, de la manière dont on pense. Je ne demande rien, ni ne peux rien demander à la cour de France, ni ne veux rien. Mais seulement, pour le bien de la chose, si Votre Majesté veut jamais faire savoir ou des faits ou des pensées, insinuer des idées sans se compromettre, elle sera servie avec exactitude. Oui, je veux avoir l’honneur secret et la consolation secrète de vous servir, et je répète qu’il n’y a au monde ni moine, ni rat plus à portée que moi d’obéir à vos ordres sans vous commettre en rien. Je ris que la chose soit ainsi. Je trouve cela comique. Mais comptez que le zèle du rat est aussi réel que son profond respect et son admiration.

Soixante-sept, et non pas soixante-deux.


  1. Der Freymuthige. Berlin, 1803, pages 29 et 30.
  2. Voyez la fin de la lettre n° 4120.