Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4115

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 378-379).

4115. — À M. SAURIN.
à paris.
5 mai.

Je vous remercie de tout mon cœur, monsieur. J’aime beaucoup Spartacus[1] : Voilà mon homme ; il aime la liberté, celui-là. Je ne trouve point du tout Crassus petit. Il me semble qu’on n’est point avili quand on dit toujours ce qu’on doit dire. J’aime fort que Noricus tourne ses armes contre Spartacus pour se venger d’un affront : cela vaut mieux que la lâcheté de Maxime, qui accuse son ami Cinna parce qu’il est amoureux d’Emilie. Cet emportement de Spartacus, et le pardon qu’il demande noblement, sont à l’anglaise ; cela est bien de mon goût. Je vous dis ce que je pense : je vous donne mon sentiment pour mien[2], et non pour bon. Peut-être le parterre de Paris aura désiré un peu plus d’intérêt.

Il y a quelques vers duriuscules. Je ne hais pas qu’un Spartacus soit quelquefois un peu raboteux ; je suis las des amoureux élégants. Ma cabale veut donner malgré moi une pièce toute confite en tendresse ; il y a une espèce d’amoureux qui me paraît un grand benêts[3]. Cela a un faux air de Bajazet ; cela est bien médiocre. J’en ai averti ; ils veulent la jouer : je mets le tout sur leur conscience.

Je vous avertis que je n’aime point du tout votre épître à M. Helvétius[4] ; quand je vous dis que je ne l’aime point, c’est que je ne connais personne qui l’aime. Tout est dit : non, tout n’est pas dit ; et vous auriez dû dire adroitement bien des choses.

J’ignore si on a joué la farce contre les philosophes ; on ne sait comment s’y prendre pour détruire cette pauvre raison. On braille contre elle sur les bancs, dans les rues ; on la joue à la Comédie. Lui donnera-t-on bientôt la ciguë ? Vous êtes plus fous que les Athéniens. Jansénistes, molinistes, cafés, bord…, tout se déchaîne contre les philosophes ; et les pauvres diables sont désunis, dispersés, timides. En Angleterre, ils sont unis, et ils subjuguent.

Je viens de recevoir le Discours de Lefranc de Pompignan, et les Quand[5]. Il me prend envie de les avoir faits. Ce discours est bien indécent, bien révoltant ; il met en colère. Je m’applaudis tous les jours d’être loin de ces pauvretés. Je méprise les hypocrites, et je hais les persécuteurs ; je brave les uns et les autres. Tout cela ne contribue pas à faire aimer les hommes. Il en vient pourtant chez moi beaucoup, et quelques-uns me remercient d’avoir osé être libre, et écrire librement. Pour le peu de temps qu’on a à vivre, que gagne-t-on à être esclave ? Je voudrais vous voir, vous et votre ami[6] ?

Faites-moi le plaisir de me mander le succès de la pièce contre les philosophes, et le nom de cet Aristophane.

  1. Voyez la lettre 4056.
  2. Montaigne.
  3. Ramire, l’un des personnages de Zulime.
  4. La dédicace de Spartacus, à Helvétius.
  5. Voyez cet écrit, tome XXIV, page 111.
  6. Helvétius.