Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4109

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 369-372).
4109. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
27 avril.

Le malade, qui n’est pas mort, n’est pas assez abandonné de Dieu pour contredire son ange gardien. Il ne peut pas trop écrire de sa main, pour le présent ; tout ce qu’il peut faire est de se conformer à la volonté céleste, et de dicter sa réponse à l’écrit intitulé Petites Remarques, mais qu’on croit cependant essentielles[1].

On demande grâce pour le reste, et surtout on insiste pour que Mlle Clairon entre armée sur le théâtre[2] ; parce qu’elle est à la tête de ses soldats, parce qu’elle est forcenée, parce qu’elle ne sait ce qu’elle veut, parce que j’ai vu ce moment faire un très-grand eftet, parce que Mlle Clairon aura fort bonne grâce avec une cuirasse et une lance à la main.

L’ange est très-ardemment supplié de ne pas s’opposer à ce mouvement théâtral, sans quoi il agirait plutôt en démon incarné qu’en ange gardien.

On proteste au divin ange que, si la pièce est sifflée, on mettra tout sur son compte, et qu’il en sera responsable devant Dieu.

Au reste, faudra-t-il que les comédiens, qui, en qualité de compagnie ou de troupe, sont des ingrats, jouissent seuls de la part qui appartient à l’auteur, et qu’il ne puisse en gratifier quelqu’un qui en aurait de la reconnaissance ? Faudra-t-il qu’un libraire, tel que Michel Lambert, qui a l’insolence d’imprimer toutes les pauvretés que Fréron débite contre moi, gagne cent louis d’or à imprimer malgré moi mon ouvrage ? Cela est-il juste ?

Nous ne trouvons point ici que la pièce[3] du petit Hurtaud ressemble à Nanine. Acanthe est une personne de condition, et Nanine est une paysanne ; Nanine a une rivale, et Acanthe n’en a point ; et Mathurin est bien un autre personnage que Lucas ; mais nous réservons à d’autres temps nos remontrances et nos plaintes.

Nous nous contentons de protester ici que nous n’avons jamais lu le Discours[4] de M. Lefranc de Pompignan ; que nous mettons monseigneur[5] son frère au-dessus de saint Ambroise ; sa Didon, au-dessus de celle de Virgile ; ses Cantiques sacrés, au-dessus de ceux de David, et d’autant plus sacrés que personne n’y touche. Nous prêtons serment que nous n’avons jamais lu ni ne lirons jamais le Journal[6] du révérend frère Berthier ; et nous certifions à maître Joly de Fleury que nous trouvons son Discours[7] contre l’Encyclopédie un ouvrage unique en son genre. Nous lui en avons même fait de très-sincères remerciements qui paraîtront un jour, soit avant notre mort, soit après notre mort, et qui le couvriront de la gloire immortelle qu’il mérite.

Nous déclarons plus sérieusement que nous ne serons jamais assez fou pour quitter notre charmante retraite ; que, quand on est bien, il faut y rester ; que la vie frelatée de Paris n’approche assurément pas de la vie pure, tranquille, et doucement occupée, qu’on mène à la campagne ; que nous faisons cent fois plus de cas de nos bœufs et de nos charrues que des persécuteurs de la philosophie et des belles-lettres ; que, de toutes les démences, la démence la plus ridicule est de s’aller faire esclave quand on est libre, et d’aller essuyer tous les mépris attachés au plat métier d’homme de lettres, quand on est chez soi maître absolu ; enfin, d’aller ramper ailleurs, quand on n’a personne au-dessus de soi dans le coin du monde qu’on habite.

Plus j’approche de ma fin, mon cher ange, plus je chéris ma liberté ; et, si je ne la trouvais pas au pied des Alpes, j’irais la chercher au pied du mont Caucase. J’ai sous ma fenêtre un aigle qui ne bouge depuis cinq ans, et qui n’a nulle envie d’aller dans le pays des aigles ; je suis comme lui. Mais vous savez, mon divin ange, combien mon bonheur est empoisonné par l’idée que je mourrai sans vous avoir revu. Comptez que cela seul répand une amertume continuelle sur le destin heureux que je me suis fait. Je vous prie, pour ma consolation, de vouloir bien me mander ce que vous faites de Zulime, à qui vous faites donner les rôles, qui est premier gentilhomme[8] du tripot ; s’il est vrai qu’on joue une pièce contre les philosophes dans laquelle on représente Jean-Jacques marchant à quatre pattes, et si le premier gentilhomme du tripot souffre une telle indécence ? Jean-Jacques Rousseau, s’étant mis tout nu dans le tonneau de Diogène, s’est exposé, à la vérité, à être mangé des mouches ; mais il me semble que c’est assez de persécuter les philosophes à la cour, dans la Sorbonne, et dans le parlement, et que c’en serait trop de les jouer sur le théâtre. Je n’aime pas d’ailleurs qu’on fasse un batelage de la Foire du temple de Corneille.

Mon cher ange, j’arrache la plume à mon clerc pour vous dire avec la mienne combien je vous aime. Vous m’avez presque fait aimer Zulime, que je viens de relire.

À propos, j’ai toujours peur d’avoir fait quelque sottise entre M. le duc de Choiseul et Luc. Je tâche cependant de ne me point brûler avec des charbons ardents. Je me flatte que M. le duc de Choiseul n’est pas mécontent de ma conduite, et qu’il n’a que des preuves de mon zèle et de ma tendre reconnaissance pour ses bontés. Seriez-vous assez aimable pour m’assurer qu’il me les continue ? On parle ici beaucoup de paix. J’ai eu chez moi le fils[9] de M. Fox, jadis premier ministre, qui n’en croit rien.

Je vous demande pardon de cette énorme lettre, et je me mets aux pieds de Mme Scaliger.

  1. Il y avait ici quatre pages de corrections pour la tragédie de Zulime.
  2. Dans le rôle de Zulime.
  3. Le Droit du Seigneur.
  4. Lu à l’Académie française le 10 mars précédent.
  5. L’évêque du Puy-en-Velay.
  6. Le Journal de Trévoux.
  7. Le réquisitoire du 23 février 1759.
  8. Le duc de Fleury, l’un des premiers gentilshommes de la chambre, était d’année en 1760.
  9. Frère aîné du très-célèbre orateur qui est mort en 1806.