Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4106

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 365-367).

4106. — À M. D’ALEMBERT.
25 avril.

Mon cher et digne philosophe, j’avoue que je ne suis pas mort, mais je ne peux pas dire que je sois en vie. Berthier se porte bien, et je suis malade ; Abraham Chaumeix digère, et je ne digère point : aussi ma main ne vous écrit pas, mais mon cœur vous écrit ; il vous dit qu’il est sensiblement affligé de voir les fanatiques réunis pour accabler les philosophes, tandis que les philosophes, divisés, se laissent tranquillement égorger les uns après les autres. C’est grand dommage que Jean-Jacques se soit mis tout nu dans le tonneau de Diogène ; c’est le sûr moyen d’être mangé des mouches. Est-il possible qu’on laisse jouer cette farce impudente dont on nous menace ? c’est ainsi qu’on s’y prit pour perdre Socrate. Je ne crois pas que la comédie des Nuées[1] approche des opéras-comiques de la Foire. Je crois Favart et Vadé fort supérieurs au Gilles d’Athènes, quoi qu’en dise Mme Dacier ; mais enfin ce fut par là que les prêtres commencèrent à préparer la ruine des sages. La persécution éclate de tous côtés dans Paris ; les jansénistes et les jésuites se joignent pour égorger la raison, et se battent entre eux pour les dépouilles. Je vous avoue que je suis aussi en colère contre les philosophes qui se laissent faire que contre les marauds qui les oppriment. Puisque je suis en train de me fâcher, je passe à Luc ; il fait le plongeon, il désavoue ses Œuvres, il les fait imprimer tronquées[2] : cela est bien plat, quand on a cent mille hommes ; mais cet homme-là sera toujours incompréhensible. Il m’envoie tous les huit jours des paquets les plus outrecuidants, les plus terribles, de vers et de prose : des choses à faire coffrer le receveur, si le receveur était à Paris ; et il ne m’envoie point l’épître[3] qu’il vous a adressée, qui est, dit-on, son meilleur ouvrage. Il ne sait pas trop ce qu’il veut, et sait encore moins ce qu’il deviendra. Il serait bien à souhaiter qu’il se mît à devenir sage ; il eût été le plus heureux des hommes s’il avait voulu, et il valait cent fois mieux être le protecteur de la philosophie que le perturbateur de l’Europe. Il a manqué une belle vocation : vous devriez bien lui en dire deux mots, vous qui savez écrire, et qui osez écrire. Il est très-faux que l’abbé de Prades l’ait trahi ; il écrivait seulement au ministre de France pour avoir la permission de faire un voyage en France, et cela dans un temps où nous n’étions pas en guerre avec le Brandebourg. S’il avait en effet tramé une trahison contre son bienfaiteur, soyez très-persuadé qu’on ne se serait pas borné à lui donner un appartement dans la citadelle de Magdebourg.

Vous savez que Darget a mieux aimé un petit emploi subalterne à Paris que deux mille écus de gages, et le magnifique titre de secrétaire. Algarotti a préféré sa liberté à trois mille écus de gages, je dis trois mille écus d’empire. Vous savez que Chazot a pris le même parti ; vous savez que Maupertuis, pour s’étourdir, s’était mis à boire de l’eau-de-vie[4], et en est mort. Vous savez bien d’autres choses ; vous savez surtout que vous n’avez une pension de cinquante louis que comme un hameçon. Faites vos réflexions sur tout cela ; je me fie à votre probité, et je veux avoir votre amitié.

Mandez-moi, je vous en prie, à quoi en est la persécution contre les seuls hommes qui puissent éclairer le genre humain. N’imitez pas le paresseux Diderot ; consacrez une demi-heure de temps à me mettre un peu au fait. On prétend que la cabale dit : Oportet Diderot mori pro populo[5].

Le Dictionnaire encyclopédique continue-t-il ? sera-t-il défiguré et avili par de lâches complaisances pour des fanatiques ? ou bien sera-t-on assez hardi pour dire des vérités dangereuses ? est-il vrai que de cet ouvrage immense, et de douze ans de travaux, il reviendra vingt-cinq mille francs à Diderot, tandis que ceux qui fournissent du pain à nos armées gagnent vingt mille francs par jour ? Voyez vous Helvétius ? connaissez-vous Saurin ? qui est l’auteur de la farce contre les philosophes ? qui sont les faquins de grands seigneurs[6], et les vieilles p… dévotes de la cour qui le protègent ? Écrivez-moi par la poste, et mettez hardiment : À Voltaire, gentilhomme ordinaire du roi, au château de Ferney, par Genève ; car c’est à Ferney que je vais demeurer, dans quelques semaines. Nous avons Tournay pour jouer la comédie, et les Délices sont la troisième corde à notre arc. Il faut toujours que les philosophes aient deux ou trois trous sous terre, contre les chiens qui courent après eux. Je vous avertis encore qu’on n’ouvre point mes lettres, et que, quand on les ouvrirait, il n’y a rien à craindre du ministre des affaires étrangères, qui méprise autant que nous le fanatisme moliniste, le fanatisme janséniste et le fanatisme parlementaire. Je m’unis à vous en Socrate, en Confucius, en Lucrèce, en Cicéron, et en tous les autres apôtres ; et j’emhrasse vos frères, s’il y en a, et si vous vivez avec eux.

  1. Titre d’une pièce d’Aristophane.
  2. Voyez lettres 4105 et 4136.
  3. Il l’envoya le 1er mai ; voyez lettre 4112.
  4. Voici un billet adressé par Frédéric à Maupertuis, pendant que ce dernier était encore à Berlin : « Je vous envoie le sieur Cothenius, un des plus grands charlatans de ce pays. Il a eu le bonheur de réussir quelquefois, par hasard, et je souhaite qu’il ait le même sort avec vous. Il vous ordonnera bien des remèdes ; pour moi, je ne vous défends que les liqueurs : mais je vous les défends entièrement. » — Ce charlatan, médecin de Frédéric, est nommé Codénius, dans la lettre 2488.
  5. Jean, xviii, 14.
  6. Le duc de Choiseul en était un.