Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4077

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 335-336).

4077. — À MADAME BELOT[1],
cloître saint-thomas-du-louvre, à paris.
24 mars, par Genève, aux Délices.

Je ne suis plus de ce monde-ci, madame, et mes maladies me mettent un peu sur les confins de l’autre. Que puis-je au fond de mes vallées, entouré de montagnes qui touchent au ciel. Je ne puis guère que le prier de m’envoyer du soleil. Je suis plus loin encore des grâces des rois que des grâces de Dieu. Il ne faut s’attendre dans ce monde-ci ni aux unes ni aux autres ; elles tombent, comme la pluie, au hasard et souvent mal à propos.

Je n’ai à Paris aucune correspondance suivie ; M. Thieriot m’écrit une fois en six mois. Un commerce avec les gens de lettres est dangereux, et avec les grands très-inutile. Le parti de la retraite la plus profonde est le plus convenable pour quiconque est guéri des illusions et qui veut vivre avec soi-même.

Je sens tout votre mérite, madame, et plus j’y suis sensible, plus je vous plains d’en chercher à Paris la récompense : elle ne s’y trouve pas. Mlle Duchapt[2] peut faire sa fortune à vendre des blondes, et d’autres personnes à vendre leurs mines ; mais l’esprit, les connaissances, le vrai mérite, n’ont point de débit : ils ornent la fortune, et ne la procurent point. Vous ne trouverez dans cette grande ville que des gens occupés d’eux-mêmes, et jamais de la triste situation des autres, si ce n’est peut-être pour s’en divertir. Je crois que Paris n’est bon que pour les fermiers généraux, les filles, et les gros bonnets du parlement, qui se donnent le haut du pavé. La littérature n’est à présent qu’une espèce de brigandage. S’il y a encore quelques hommes de génie à Paris, ils sont persécutés. Les autres sont des corbeaux qui se disputent quelques plumes de cygne du siècle passé, qu’ils ont volées et qu’ils ajustent comme ils peuvent à leurs queues noires. Vous me citez Mme de Graffignv ; mais elle est morte de chagrin. Il faut être à Paris Mlle Le Duc[3], ou s’enfuir.

J’ai l’honneur d’être, avec tous les sentiments que je vous dois, madame, votre, etc.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.
  2. Célèbre marchande de modes.
  3. Courtisane.