Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4046

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 300).

4046. — À MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
9 février,

La santé, madame, la santé ! Voilà donc tout ce qui nous restait, et nous ne l’avons pas ! Vous avez été malade, l’hiver m’a tué ; Silhouette m’a ruiné. Il faut que je reprenne un peu de vie pour aller passer quelques jours auprès de vous, cet été, à l’île Jard. Monsieur votre fils se battra sans doute alors contre les Anglais et contre le prince Ferdinand, et j’en suis fâché.

On vend dans toute l’Europe les Poëshies[1] du roi de Prusse, dans lesquelles il dit que l’âme est mortelle, et que les chrétiens sont des faquins. Apparemment qu’à Rosbach nos Français étaient de bons chrétiens, et ont cru leur âme immortelle. Ils n’ont pas voulu perdre un si beau trésor et hasarder d’être damnés. Ils ont pardonné au roi de Prusse en bons chrétiens, et ont sauvé leurs âmes.

Que deviendra tout ceci, madame ? Maupertuis le savait. Il avait prétendu qu’on pouvait aisément voir l’avenir en exaltant son âme. Il a laissé ce beau secret aux deux capucins entre lesquels il a remis son âme mortelle ou immortelle. Pour nos fortunes, elles sont très-mortelles, et Silhouette leur a fait une blessure incurable. J’ai grand’peur que monsieur votre fils ne soit pas payé de sa pension. Cependant ceux qui font la guerre pendant que les autres font l’amour mériteraient quelque petite distinction. Je veux vous parler de tout cela à l’île Jard, madame, avant que mon âme subisse le destin dont le roi de Prusse la menace.

Vivez tant que vous pourrez ; je suis à vos pieds pour ma vie.

  1. Œuvres du philosophe de Sans-Souci. Potsdam (Paris) 1760.