Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3977

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 228-230).

3977. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE[1].

Grand merci de la tragédie de Socrate ; elle devrait confondre l’absurde fanatisme de vos évêques et de vos moines. Ces gens, ne pouvant exercer leur despotisme ambitieux sur des sujets de politique, s’acharnent sur les ouvrages que les apôtres du bon sens publient.


Les fronts tondus, mitrés, et couverts d’écarlate,
Liront en frémissant le drame de Socrate.
Je vois se soulever ces docteurs, ces cagots,
Des rayons du bon sens implacables rivaux.
      Quand, pour vous dilater la rate,
      En leur donnant un coup de patte,
Du peuple athénien vous empruntez le dos,
Ils le sentiront trop, ces malheureux bigots !
      Voyez-vous leur cabale, accrue
      Des Mélites de vos barreaux.
      Déplorer qu’en ces temps nouveaux
      La bonne mode s’est perdue
D’employer à leur gré le fer et la ciguë ?
Leur vengeance, restreinte à de moindres travaux,
      Ne peut entasser des fagots
      À l’honneur de la troupe élue ;
      On les élève et l’on y frit
Un ennemi de Dieu pour le bien de son âme.
De joie en ce moment la Sorbonne se pâme.
Et, pour vous mieux servir, de fagots renchérit ;
Le feu prend, il s’élève un tourbillon de flamme
      Qu’allume la main de l’infâme
      Pour consumer ce bel esprit
      Qui la persifle et nous éclaire ;
      Mais au lieu de rôtir Voltaire,
Elle ne peut brûler que son malin écrit[2].


Je vous en fais mes condoléances ; cependant, tout bien examiné, il vaut infiniment mieux qu’on brûle l’ouvrage que l’auteur. Je ne sais sur quel fondement vous m’accusez de vous mordre ; c’en serait bien le temps ! environné comme je le suis d’ennemis, pressé partout ; l’un me pique, l’autre m’éclabousse ; gare qu’un troisième ne me renverse. Il est pardonnable, en cas pareil, d’avoir de l’humeur et l’esprit aigri. Je suis à présent

      Comme un sanglier écumant,
      Qui, sans s’ébranler, se défend
Contre les durs assauts d’une meute aguerrie
      Qui sur lui s’élance en furie ;
      Il attaque, il blesse, il pourfend ;
      Il donne à propos de sa dent
      Des coups à la race ennemie ;
      Plus il en met hors de combat.
      Et plus cette engeance aboyante
      Par un nombreux concours s’augmente.
      Il soutient ce cruel débat ;
Mais la fureur l’emporte, et, fougueux dans son ire,
Il ne voit ni connaît la grandeur du danger,
      Et s’enfonce, sans y songer,
L’homicide épieu[3] sur lequel il expire.


Laissez-moi donc ronger mon frein, tant que durera cette pénible guerre. Votre imagination poétique me promène flatteusement jusqu’à Vienne. Vous m’introduisez au conseil de chasteté ; sachez que je n’ai pas besoin de ce conseil, et que l’expérience m’a suffisamment appris ce qu’on doit craindre quand on se frotte à de méchantes femmes.


      Hélas ! pensez-vous qu’à mon âge
      L’on cherche, d’amour agité,
      Le corps en feu, l’esprit volage,
      De Vénus le doux badinage,
      Les plaisirs, et la volupté ?
      Ce temps heureux, c’est bien dommage,
      Loin de moi s’est précipité.
      Et les eaux du fleuve Léthé
      En ont même effacé l’image.
      La tendre fleur du pucelage,
      Ni l’empire de la beauté,
      Sur un vieillard courbé, voûté,
      N’ont plus de prise et d’avantage.
      Le conseil de la chasteté
      Devient par force mon partage ;
      Continence est nécessité :
      À cinquante ans on est trop sage.


Je n’ai point eu, cette campagne, de vision béatifique. Malheureusement les Tartares, Russes, et Cosaques, n’ont pas voulu me montrer leur derrière ; en revanche, ils ont brûlé, ravagé et pillé des contrées, et dévasté beaucoup de pays.


      La Fortune, inconstante et fière,
      Ne traite pas ses courtisans
      Chaque jour d’égale manière ;
      Et nous n’avons pas tous les ans
      La faveur de voir le derrière
      De cette vaste fourmilière,
      Moitié héros, moite brigands,

      Qui viennent désoler nos champs.
Le hasard très-souvent décide une bataille.
      Si je lui dois plus d’un beau jour,
      À l’ennemi, par représaille,
      Il m’a fait montrer à mon tour
      Tout le revers de la médaille.
      Cependant cet homme bénit
      Par l’antéchrist siégeant à Rome,
      Ce Fabius, ce plaisant homme,
      Lui qui naguère se munit
      D’une toque, brillant symbole
      De gloire et de vanité folle,
      Commence à décamper de nuit.
      Je ne vous dis pas qu’il nous fuit ;
      Mais si le ciel nous fait la grâce
Qu’il nous montre au plus tôt l’opposé de sa face,
Alors un certain duc, s’illustrant à jamais,
Armé de son trident, comme on nous peint Neptune,
Apaisera d’un mot la tempête importune ;
C’est lui qui sauvera votre empire français,
      Sans capitaine, sans finance.
      Sans Canada, sans prévoyance,
Jusqu’en ses fondements sapé par les Anglais ;
      Il leur dira, plein de décence,
      Par saint George et par sa croyance :
Bonnes gens d’Albion, accordez-nous la paix.
      Quand cette nouvelle échappée
      Sortira des antres secrets
      Des politiques cabinets,
      Je quitte et le casque et l’épée,
      Et, m’envolant soudain d’ici.
      J’irai, confortant ma vieillesse
      Par l’étude de la sagesse,
      M’ensevelir à Sans-Souci.


En attendant, jouissez en paix de votre solitude. Ne troublez plus les cendres de grands hommes. Que la mort mette fin à votre injuste haine, et que Maupertuis trouve au moins un asile dans le tombeau ! Songez que les rois, après s’être longtemps battus, font la paix. Je crois que vous descendriez aux enfers, comme Orphée, non pas pour en ramener l’immortelle Emilie, mais pour persécuter dans ce séjour (supposé qu’il existe) un homme que votre rancune a poursuivi violemment dans ce monde-ci. Immolez cette haine qui vous flétrit et fait tort à votre réputation. Que le plus beau génie de la France soit le plus généreux des hommes. C’est la vertu, c’est le devoir, qui vous parlent par ma bouche ; ne soyez pas insensible à cette voix ; pratiquez les beaux sentiments que vous exprimez en vers avec tant d’élégance et de force. Croyez-moi, un exemple de magnanimité persuade plus que tous les beaux préceptes qu’étale la tragédie. Que le dieu des philosophes vous inspire des sentiments plus doux et plus modérés, et que le dieu de la santé vous conserve pour l’ornement des belles-lettres et du Parnasse !

  1. Cette seconde version est celle qui se lit dans les Œuvres posthumes de Frédéric.
  2. Frédéric oubliait qu’il avait lui-même fait brûler la Diatribe du docteur Akakia, à Berlin, le 24 décembre 1752.
  3. Ce mot n’a que deux syllabes en poésie.