Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3947

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 195-196).

3947. — À M. D’ALEMBERT.
15 octobre.

Je trouve, mon cher philosophe, qu’un conseiller du parlement n’a rien de mieux à faire que d’aller en Italie. M. l’abbé de Saint-Non m’a paru digne de ce voyage que vous vouliez faire. Si jamais l’envie vous en reprend, passez hardiment par Genève, et seulement ne donnez plus sur nous la préférence à des prêtres sociniens. Vous êtes bien bon de songer s’ils existent. S’ils osaient, ils reconnaîtraient Jésus-Christ pour Dieu, s’ils pouvaient à ce prix assister à mes spectacles, et être admis au petit théâtre que j’ai fait à Tournay, tout près des Délices. Les Genevois se battent pour avoir des rôles.

Vous avez daigné accabler ce fou de Jean-Jacques par des raisons[1] ; et moi, je fais comme celui qui, pour toute réponse à des arguments contre le mouvement, se mit à marcher. Jean-Jacques démontre qu’un théâtre ne peut convenir à Genève, et moi, j’en bâtis un. De meilleurs philosophes que Jean-Jacques écrivent sur la liberté, et moi, je me fais libre. Si quelqu’un est en souci de savoir ce que je fais dans mes chaumières, et s’il me dit : Que fais-tu là, maraud[2] ? je lui réponds : Je règne ; et j’ajoute que je plains les esclaves. Votre pauvre Diderot s’est fait esclave des libraires, et est devenu celui des fanatiques. Si j’avais un terme plus fort que celui du mépris et de l’exécration, je m’en servirais pour tout ce qui se passe à Paris. Vous êtes né, mon cher philosophe, dans le temps de Mme de La Raubière ; vous me demanderez ce que c’est ; Mme de La Raubière disait que c’était un f… temps.

J’ai entendu parler d’un frère L’Arrivée[3], jésuite, qui confesse, dit-on, Mesdames, et qui est à la cour en grand crédit. On dit que c’est le plus pétulant idiot qui soit dans l’Église de Dieu. Ne trouvez-vous pas que le nom de L’Arrivée est celui d’un valet de comédie ? On dit que ce maroufle se mêle d’être persécuteur. Quand il s’agit de faire du mal, les jansénistes, les molinistes, se réunissent ; et tous les philosophes sont ou dispersés ou ennemis les uns des autres. Quels chiens de philosophes ! ils ne valent pas mieux que nos flottes, nos armées, et nos généraux. Luc se débat violemment, mais Luc périra, je vous en réponds. C’est un maître fou dangereux, et c’est bien dommage.


Suave mari magno[4]. etc.


Je finirai ma vie en me moquant d’eux tous ; mais je voudrais m’en moquer avec vous. Je vous embrasse en Confucius, en Lucrèce, en Cicéron, en Julien, en Collins, en Hume, en Shaftesbury, en Middleton, Bolingbroke, etc., etc.

  1. Lettre à J.-J. Rousseau sur l’article Genève.
  2. Roi de Cocagne, comédie de Legrand, acte III, scène viii.
  3. Ou Larivet.
  4. Voltaire ne cite pas ici plus de trois mots qui sont le commencement du second livre de Lucrèce : voyez tome XVIII, page 306.