Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3925

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 173-174).
3925. — À M. THIERIOT.
Aux Délices, 17 septembre.

Il y a bien longtemps que je ne vous ai écrit, mon cher et ancien ami ; mais je suis le rat des champs, et vous le rat de ville.


Rusticus urbanum murem mus paupere fertur
Accepisse cavo, veterem vetus hospes amicum.

(Hor., lib. ii, sat. vi, v. 80.)

Vous n’en avez pas tant fait ; vous avez laissé là votre rat des champs. Ce n’est pourtant pas comme rat piqué de votre négligence qu’il n’a point écrit ; c’est qu’il a été fort occupé dans tous ses trous : car, tandis que votre destinée vous a fait faire le long voyage de la rue Saint-Honoré à l’Arsenal[1], et que vous avez ainsi couru d’un pôle à l’autre, j’ai bâti, labouré, planté, et semé.

Rident vicini glebas et saxa moventem.

(Hor., lib. i, ep. xiv, v. 39.)

Vous êtes retiré dans Paris, monsieur le paresseux ; vous philosophez à votre aise chez M. de Paulmy ; mais, moi, il faut que je visite mes métairies, que je guérisse mes paysans et mes bœufs quand ils sont malades, que je marie des filles, que je mette en valeur des terres abandonnées depuis le déluge. Je vois autour de moi la plus effroyable misère dans le pays le plus riant ; je me donne les airs de remédier un peu à tout le mal qu’on a fait pendant des siècles. Quand on se trouve en état de faire du bien à une demi-lieue de pays, cela est fort honnête.

J’entends parler de gens qui vous ravagent, qui vous appauvrissent des deux et trois cents lieues, ou avec leurs plumes, ou avec des canons ; ces gens-là sont des héros, des demi-dieux à pendre, mais je les respecte beaucoup.

On dit qu’à Paris vous n’avez ni argent ni sens commun ; on dit que vous êtes malmenés sur mer et sur terre ; on dit que vous allez perdre le Canada ; on dit que vos rentes, vos effets publics, courent grand risque. Quand je dis vous, j’entends nous, car je vogue dans le même vaisseau ; mais, en qualité de pauvre ermite habitant de frontière, je parle respectueusement devant un habitant de la capitale.

Comme il faut lire quelquefois après avoir conduit sa charrue et son semoir, dites-moi, je vous en prie, ce que c’est qu’une Histoire des jésuites, ou de la Morale des jésuites, ou des Dogmes des jésuites, prouvés par les faits[2], en trois ou quatre volumes ; en un mot, c’est une compilation de tout ce qu’ils ont fait de mémorable depuis frère Guignard jusqu’à frère Malagrida. J’ai demandé ce livre à Paris, mais je n’en sais pas le titre.

Quid novi ? Comment vous portez-vous ? N’êtes-vous pas gras à lard et assez honnêtement heureux ? Si ita est, congratulor. Farewell, my dear.

  1. Voyez pages 31 et 90.
  2. Il s’agit peut-être du volume intitulé les Jésuites criminels de lèse-majesté dans la théorie et dans la pratique, 1758, in-12, ou des Étrennes jésuitiques, ou les Jésuites démasqués, ou Annales historiques de la société (par Roussel), petit in-8o, sans date, publié en 1760. Il y a tant d’ouvrages sur les jésuites, et l’indication de Voltaire est si vague, qu’on ne peut rien affirmer. Il est à croire que le second des ouvrages dont je viens de parler est celui dont il est question dans la lettre du 26 avril 1760. (B.)