Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3887

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 142-143).
3887. — À MADAME LA COMTESSE D’ARGENTAL.
À Tournay, par Genève, 20 juillet.

Madame la Parmesane, il faut commencer par vous rendre mille actions de grâces. Quelle bonté vous avez d’entrer dans tous ces détails de vieux chevaliers ! et ce qui m’en plaît encore autant, c’est que vous avez une santé brillante : car rien ne pèserait tant à une malade que d’écrire tant de choses si réfléchies. Je l’éprouve bien tristement ; il m’a pris un éblouissement, un je ne sais quoi qui accommode fort peu les idées. Tronchin est venu au secours de ma pie-mère et de ma dure-mère, et c’est à son insu que j’ai l’honneur de vous écrire. J’ai mis, mes divins anges, toutes vos remarques avec la pièce, et je ne reverrai ce procès que quand j’aurai la tête bien nette. En attendant, je vous envoie, pour vous amuser, le drame[1] de feu M. Thomson, traduit par mon ami M. Fatema.

Je ne veux, d’ici à quinze jours, penser ni aux chevaliers, ni à Pierre le Grand ; j’oublierai jusqu’à M. l’abbé d’Espagnac. Il n’en est pourtant pas des affaires comme d’une pièce de théâtre et d’une histoire ; ces ouvrages gagnent à se reposer, et les affaires perdent à n’être pas suivies. Mais, si je veux vivre, j’ai besoin d’un parfait repos pour quelque temps.

Ne vous fâchez pas contre moi d’être comtesse[2], c’est un usage reçu ; c’est un titre qu’on donne à beaucoup de ministres qui ne vous valent pas ; et, si vous étiez en pays étranger, il faudrait bien vous y accoutumer malgré vous. Tout mon malheur est que vous n’ayez pas l’ambassade de Suisse ; mais pourquoi non ? cela vaut cent mille livres de rente, et on est bien pis que comte, on est roi. Après le plaisir de voir couper ses blés et battre en grange, c’est le premier des emplois ; les douze mille fromages de Parmesan ne sont rien en comparaison. Vous auriez une bonne troupe de comédiens à Soleure, vous viendriez voir le petit château que je bâtis, vous seriez enchantée de mon château ; il est d’ordre dorique, il durera mille ans[3]. Je mets sur la frise : Voltaire fecit. On me prendra, dans la postérité, pour un fameux architecte. Vous ne vous souciez point de tout cela, parce que vous êtes à Paris ; mais peut-on ne jamais sortir de Paris ! J’aime mon czar qui, dans un clin d’œil, allait bâtir à Archangel, à Astracan, sur la mer Noire, sur la mer Baltique. Mon Dieu, que vous êtes casaniers !

Dites-moi donc comment se trouve M. le comte de Choiseul de son voyage ; ne sera-t-il pas bien excédé de l’étiquette de la cour de Vienne ? Vous n’auriez point d’étiquette en Suisse, vous régneriez comme vous voudriez. Si je n’avais pas acquis des terres qui me tournent la tête, je supplierais M. le duc de Choiseul de me donner un consulat au Grand-Caire ou en Grèce. J’enrage de mourir sans avoir vu les pyramides et les ruines du théâtre d’Eschyle.

  1. Socrate ; voyez tome V, page 361.
  2. Voyez plus haut le second alinéa de la lettre 3860.
  3. C’est douteux. La pierre dont Voltaire a fait construire le château de Ferney est d’une assez mauvaise qualité. (Cl.)