Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3869

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 118-120).
3869. — À MADAME DE FONTAINE.
11 juin[1].

On fait une tragédie[2], ma chère nièce, en trois semaines, il n’y a rien de plus aisé, mais en trois semaines on ne l’achève pas. Je me suis remis vite au czar Pierre, afin de perdre de vue la pièce, et de la revoir dans quelque temps avec des yeux rafraîchis et un esprit désintéressé : c’est alors que je serai un censeur très-sévère. En attendant, je vous exhorte à vous faire raison des Bernard. Si, pendant que vous avez la main à la pâte, vous pouviez tirer aussi quelque chose de la banqueroute de ce faquin de Samuel, fils de Samuel, maître des requêtes, surintendant de la maison de la reine, et banqueroutier frauduleux, ce serait une bonne affaire pour la famille. Il faudra charger d’Hornoy de cette affaire quand il aurait fait son droit, et qu’il aura emporté vigoureusement ses licences ; il prendra des conseils de son oncle l’abbé[3] et il n’est pas douteux qu’alors il ne triomphe. Pour moi, je ferai un mémoire sanglant contre les banqueroutiers, contre les commissions éternelles de ces belles affaires, et contre le receveur des consignations, qui mange tout l’argent.

Êtes-vous à Paris ? êtes-vous à Hornoy ? Pour moi, la tête me fend, ma cervelle bout du czar Pierre et des tragédies, de trois terres que je gouverne bien ou mal, de deux maisons que je bâtis, et des vers de Luc[4], auxquels il faut répondre. Je ne sais ce que c’est que ce Sermon des cinquante[5] dont vous me parlez ; c’est apparemment le sermon de quelque jésuite qui n’aura eu que cinquante auditeurs : c’est encore beaucoup ; les pauvres diables me paraissent actuellement bien grêlés. Mais si c’était quelque sottise anti-chrétienne, et que quelque fripon osât me l’imputer, je demanderais justice au pape, tout net. Je n’entends point raillerie sur cet article : je me suis déclaré hardiment contre Calvin, aux Délices ; et je ne souffrirai jamais que la pureté de ma foi soit attaquée.

Je crois notre ami d’Argental un peu empêtré de son ambassade[6]. Il ne m’écrit point, et je suis persuadé que je recevrai un volume de lui sur la Chevalerie. J’ai bien peur que ses négociations parmesanes ne fassent un peu languir des traités qu’il avait entamés pour moi avec M. le comte de La Marche, notre seigneur suzerain.

Mes correspondances dans le Nord vont toujours leur train. Je suis plus content que jamais de la cour de Pétersbourg. Il nous est venu ici un petit Russe très-aimable, proche parent d’une impératrice, et qui pour cela n’en est pas plus grand seigneur. Je vous écris à bâtons rompus, comme vous voyez, ma chère nièce ; c’est que je n’ai pas dormi, et que je n’en peux plus.

Ayez grand soin de votre santé, et dites-m’en, s’il vous plaît, des nouvelles. Je vous embrasse tendrement, vous, votre famille, et vos amis. Adieu, ma chère enfant ; je vous recommande Thieriot, à qui vous devez quarante écus[7], en vertu des pactes de famille,

  1. C’est par erreur que cette lettre a toujours été classée à l’année 1761 ; elle est de 1759. (G. A.)
  2. Tancrède.
  3. L’abbé Mignot.
  4. Voyez la lettre de Frédéric du 18 mai 1759.
  5. Cette lettre, qui, répétons-le, est bien de 1759, prouve que le fameux Sermon des cinquante fut publié trois ans avant la Profession de foi du Vicaire savoyard, qui parut en 1762.
  6. Il avait été nommé, au mois de mai 1759, minisire plénipotentiaire de Parme près la cour de Versailles.
  7. Voyez la lettre suivante, à Thieriot.