Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3838

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 86-87).

3838. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
2 mai[1].

Héros du Nord, je savais bien
Que vous avez vu les derrières
Des guerriers du roi très-chrétien,
À qui vous taillez des croupières ;
Mais que vos rimes familières
Immortalisent les beaux cus
De ceux que vous avez vaincus,
Ce sont des faveurs singulières.
Nos blancs-poudrés sont convaincus
De tout ce que vous savez faire ;
Mais les ons, les its, et les us,
À présent ne vous touchent guère.
Mars, votre autre dieu tutélaire,
Brise la lyre de Phébus ;
Horace, Lucrèce, et Pétrone,
Dans l’hiver sont vos courtisans ;
Vos beaux printemps sont pour Bellone :
Vous vous amusez en tout temps.


Il n’y a rien de si plaisant, sire, que le congé[2] que vous m’avez donné, daté du 6 novembre 1757. Cependant il me semble que dans ce mois de novembre vous couriez à bride abattue à Breslau, et que c’est en courant que vous chantâtes nos derrières.

Le bel arrêt[3] du parlement de Paris sur le bon sens philosophique de d’Argens, et sur la Loi naturelle, pourrait bien aussi avoir sa part dans l’histoire des culs ; mais c’est dans le divin chapitre des torche-culs de Gargantua. La besogne de ces Messieurs ne mérite guère qu’on en fasse un autre usage. On a traité à peu près ainsi, à la cour, les impertinentes remontrances que cette compagnie a faites. On ne pourra jamais leur reprocher la Philosophie du bon sens[4]. On dit que Paris est plus fou que jamais, non pas de cette folie que le génie peut quelquefois permettre, mais de cette folie qui ressemble à la sottise. Je ne veux pas, sire, avoir celle d’abuser plus longtemps des moments de Votre Majesté ; je volerais les Autrichiens, à qui vous les consacrez. Je prie Dieu toujours qu’il vous donne la paix, et que son règne nous advienne. Car, en vérité, au milieu de tant de massacres, c’est le règne du diable ; et les philosophes qui disent que tout est bien ne connaissent guère leur monde. Tout sera bien quand vous serez à Sans-Souci, et que vous direz :


Alors, cher Cinéas, victorieux, contents,
Nous pouvons rire à l’aise, et prendre du bon temps.

(Boileau, ép. I, v. 83.)

  1. Réponse à la lettre du 11 avril.
  2. Il s’agit d’une pièce de vers du roi de Prusse intitulée Congé de l’armée des cercles et des tonneliers. Ce sont les Français que désigne ce dernier mot ; et le nom de tonneliers leur était donné, parce qu’ils avaient avec eux les troupes des cercles d’Allemagne. Le Congé est daté de Freybourg. (B.)
  3. Du 6 février 1759.
  4. La Philosophie du bon sens ; voyez plus haut, page 31.