Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3799

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 55-56).

3799. — DE MADAME DENIS À L’ABBÉ ***[1]
Ce 6 mars 1759, des Délices.

Vous m’avez fait grand plaisir, monsieur, de me donner de vos nouvelles. Je voudrais que votre santé vous permit, dans la belle saison, de faire un tour aux Délices. En venant dans votre chaise de poste doucement, vers le mois de mai ou juin, croyez-vous que cela vous ferait du mal, et ne penseriez-vous pas que quelque conférence avec le grand Tronchin ne pourrait pas vous être utile dans le courant de votre vie, surtout après les maux dont vous avez été menacé ? Je ne suis pas enthousiaste de Tronchin. Il y a cinq ans que je le vois manœuvrer, en l’examinant pas à pas, sans prévention. Je ne le crois pas meilleur que nos Dumoulin, Chirac et autres, pour les maladies aiguës. Il en guérit et il en meurt entre ses mains. Mais, pour ce qui se nomme maladie chronique, comme hydropisie, scorbut, obstructions, révoluticus du sang et autres maux où les médecins n’entendent rien, j’ose dire qu’il a une supériorité si marquée, une sagacité et une connaissance si fort au-dessus de ses confrères, que je ne puis m’empêcher de l’admirer et de désirer que mes amis soient à portée de le consulter. Faites bien vos réflexions sur cela, monsieur, et croyez que je suis bien fondée sur ce que je vous dis. Je ne vous parle point du plaisir extrême que j’aurais de vous voir, de l’extrême envie que j’ai de causer avec vous, du chagrin que votre absence me cause sans cesse ; je ne veux pas que ces considérations, en vous déterminant, puissent vous causer la moindre gêne et la plus petite fatigue ; mais je veux très-sérieusement que vous cherchiez à prolonger vos jours, et qu’ensuite vous m’aimiez beaucoup, parce que je vous suis tendrement attachée pour ma vie.

Nous avons passé l’hiver assez solitairement aux Délices, c’est-à-dire que nous avons eu peu de monde à coucher, mais presque toujours quelqu’un qui vient nous voir de la ville. Le temps du plaisir dans ce pays, c’est l’été. Il y a cent maisons de campagne à une portée de fusil pour ainsi dire de la ville, qui sont toutes occupées. Nous jouerons la comédie tout l’été, et c’est presque le seul plaisir que j’aie dans ce pays. Thibouville m’a envoyé sa tragédie[2]. Je ne suis pas étonnée de sa lourde chute ; l’intérêt est absolument manqué. Je n’ai rien lu de si froid en voulant toujours être chaud, surtout les trois premiers actes. Le grand malheur, c’est qu’on ignore le motif qui fait agir et la reine, et le prince, et le ministre ; que l’amour principal ne suit nullement la marche du cœur ; que le sujet est vide, et la pièce trop longue. Notre ami n’est pas fait pour le théâtre : c’est un talent qu’on ne se donne pas.

On nous mande que Spartacus s’est relevé. Mon oncle n’a pas trop d’envie de donner sitôt Aménaïde[3]. Il dit que le temps n’est pas propre au plaisir, et qu’il faut attendre la paix. Je ne vous parlerai pas de la pièce. Venez la voir si vous en êtes curieux. Je vous la jouerai. Le rôle de la femme est beau, mais il demande un art consommé. C’est, de tous les rôles de mon oncle, celui qui m’a causé le plus de travail, et il y a des endroits qui ne souffrent pas la médiocrité d’une actrice. Vous en avez une si parfaite, actuellement, qu’elle portera le rôle aux nues. Mais il ne faut pas se flatter qu’il vaille le rôle d’Idamé. Je n’en connais point de si avantageux, de si facile à bien jouer pour une bonne actrice, et de si beau au théâtre. Je le prouverai cet été, car je compte le jouer.

Mon oncle travaille toujours beaucoup. Il fait cent choses différentes à la fois. Son génie ne tarit pas. Il a paru une certaine lettre dans le Mercure, que j’aurais autant aimé qu’il eût supprimée, mon cher abbé. Je ne peux plus rien empêcher dans ce genre. J’en suis si convaincue que très-souvent j’évite de lire ses manuscrits. L’âge lui a donné une opiniâtreté invincible contre laquelle il est impossible de lutter ; c’est la seule marque de vieillesse que je lui connaisse. Ainsi soyez sûr, lorsque vous verrez des choses qu’il serait à propos qu’il ne fît point, que je gémis sans pouvoir y apporter remède. Si je n’étais point sensible, je serais fort heureuse. Il a de très-bonnes façons pour moi, pourvu que je ne lui fasse pas la plus petite objection sur rien. C’est le parti que j’ai pris, et je m’en trouve bien.

Je suis très-contente de Mme de Bazincourt. C’est précisément ce qu’il me fallait. Elle est douce et a beaucoup de raison ; elle vous fait mille remerciements de vos bontés pour elle.

M. Thibouville me mande qu’il vous a parlé de ses affaires ; il se loue fort du maréchal de Belle-Isle. Tâchez de lui mettre dans la tête de diminuer ses dépenses.

Adieu, monsieur ; écrivez-moi à vos heures perdues ; parlez-moi de votre santé ; je m’y intéresse vivement. Mon oncle vous aime toujours. Comptez sur moi comme sur vous-même, et aimez-moi comme je vous aime.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.
  2. Thélamire.
  3. Aménaïde, ou plutôt Tancrède, a été représentée en 1760.