Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3795

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 50-52).

3795. — À M. FORMEY.
Au château de Tournay, par Genève, 3 mars.

J’ai reçu votre lettre avec un très-grand plaisir, monsieur ; je me sers, pour vous répondre sans qu’il vous en coûte de frais, de la voie des mêmes négociants qui envoient mes paquets au Salomon et à l’Alexandre du Nord. Il se pourrait bien faire que ce paquet-ci tombât entre les mains de quelques housards, car le champ des horreurs est déjà ensanglanté dans le meilleur des mondes possibles[1] ; mais on ne verra dans mes paquets que de quoi rire ; je ne me mêle point, Dieu merci, des affaires des rois, et je me contente de plaindre les peuples.

J’ai fort connu le meurtrier Manstein dont vous me parlez. Dieu veuille avoir son âme ! C’était un vigoureux alguazil ; il avait arrêté le général Munich, et s’était battu avec lui à coups de poing, pour le service de sa gracieuse impératrice. Il s’enfuit, quelque temps après, du beau pays de la Russie pour venir dans votre sablonnière. Il me montra des Mémoires de Russie[2], que je corrigeai à Potsdam. Pendant que nous étions occupés à cette besogne, le roi m’envoya des vers par un coureur. Manstein, impatient de voir que je préférais les vers de Frédéric à la prose de Manstein, s’en plaignit au modeste Maupertuis, lequel, encore plus fâché de ce que le roi ne le consultait pas sur la manière d’exalter son âme et d’enduire le corps de poix-résine, s’avisa de dire que le roi n’envoyait qu’à moi son linge sale à blanchir.

Après avoir dit ce prétendu bon mot, il s’avisa de m’en faire honneur ; et de là vinrent toutes les belles tracasseries qui n’ont fait aucun profit ni à Frédéric le Grand, ni à Maupertuis, ni à moi.

Depuis ce temps-là, milord Maréchal m’a parlé, à ma campagne, de ce manuscrit que je connaissais mieux que lui. On a proposé aux Cramer, libraires de Genève, de l’imprimer. Mais qui diable a pu vous dire que je l’avais voulu acheter mille ducats ? Pourquoi l’achèterais-je ? Vous me croyez donc bien riche et bien curieux ! Il est vrai que je suis bien riche ; mais je ne donnerais pas mille ducats de l’Ancien Testament ; à plus forte raison d’un manuscrit moderne.

Je vous assure que je suis très-sensible à la perte que vous avez faite ; mais, s’il vous reste autant d’enfants que vous avez fait de livres, vous devez avoir une famille de patriarche.

Je serais fort aise de voir votre Philosophe païen[3], attendu que je suis païen et assez philosophe. À l’égard de vos Consolations pour les valétudinaires, je n’en ai pas besoin, depuis que j’ai recouvré la santé avec la liberté, dans un séjour charmant. Envoyez-moi plutôt des conseils pour gouverner mes paysans et mes curés. J’ai acheté deux belles terres à une lieue des Délices ; je suis devenu laboureur, et je vais semer, cette année, avec la nouvelle charrue : cela me donne de la santé. Je croyais n’avoir pas deux mois à vivre quand je vins aux Délices. Votre roi se serait amusé à faire de moi une plaisante oraison funèbre. Il me mandait, l’autre jour[4], que Maupertuis se mourait ; si cela est, il mourra au lit d’honneur, car il vient d’avoir un petit procès à Bâle pour avoir fait un enfant à une fille, et il s’en est tiré très-glorieusement.

Vous avez donc travaillé aussi à l’Encyclopédie[5] ! Eh bien, vous n’y travaillerez plus ; la cabale des dévots l’a fait supprimer, et peu s’en est fallu qu’elle n’ait été brûlée comme les œuvres de Calvin. Laissons aller le monde comme il va. Puisse la guerre finir bientôt, et que votre chancelier en signe les articles ! Faites-lui bien mes compliments.

Si ce n’était pas une indiscrétion, vous me feriez un plaisir extrême de me mander ce qu’est devenu l’abbé de Prades[6].

Adieu, monsieur ; je suis, etc.


Voltaire,
comte de Tournay, gentilhomme ordinaire du roi.

  1. Voltaire a déjà employé cette expression en 1755 ; voyez tome XXXVIII, page 518. Il l’a souvent répétée, en 1759, dans Candide.
  2. Mémoires historiques, politiques et militaires sur la Russie, par le général de Manstein, nouvelle édition ; Lyon, 1772, deux volumes in-8o ; la première édition est de Leipsick, 1771, un volume in-8o.
  3. 1759, trois volumes in-12.
  4. Voyez page précédente.
  5. Édition de Paris.
  6. Interné à Magdebourg.