Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3743

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 5-7).

3743. — À M. ***[1].
Aux Délices, 5 de janvier.

Il n’est pas moins nécessaire, mon très-cher ami, de prêcher la tolérance chez vous que parmi nous. Vous ne sauriez justifier, ne vous en déplaise, les lois exclusives ou pénales des Anglais, des Danois, de la Suède, contre nous, sans autoriser nos lois contre vous. Elles sont toutes, je vous l’avoue, également absurdes, inhumaines, contraires à la bonne politique ; mais nous n’avons fait que vous imiter. Je n’ai pu, par vos lois, acheter un tombeau on Sichem. Si un des vôtres croit devoir préférer, pour le salut de son âme, la messe au prêche, il cesse aussitôt d’être citoyen, il perd tout, jusqu’à sa patrie. Vous ne souffririez pas qu’aucun prêtre dît sa messe à voix basse, dans une chambre close, dans aucune de vos villes. N’avez-vous pas chassé des ministres qui ne croyaient pas pouvoir signer je ne sais quel formulaire de doctrine ? n’avez-vous pas exilé, pour un oui et un non, de pauvres memnonistes pacifiques, malgré les sages représentations des États-Généraux, qui les ont accueillis ? n’y a-t-il pas encore un nombre de ces exilés, tranquilles dans les montagnes de l’évêché de Bâle, que vous ne rappelez point ? n’a-t-on pas déposé un pasteur, parce qu’il ne voulait pas que ses ouailles fussent damnées éternellement ? Vous n’êtes pas plus sages que nous, convenez-en, mon cher philosophe, et avouez en même temps que les opinions ont plus causé de maux sur ce petit globe que la peste ou les tremblements de terre. Et vous ne voulez pas qu’on attaque, à forces réunies, ces opinions ! N’est-ce pas faire un bien au monde que de renverser le trône de la superstition, qui arma dans tous les temps des hommes furieux les uns contre les autres ? Adorer Dieu ; laisser à chacun la liberté de le servir selon ses idées ; aimer ses semblables, les éclairer si l’on peut, les plaindre s’ils sont dans l’erreur ; ne prêter aucune importance à des questions qui n’auraient jamais causé de troubles si l’on n’y avait attaché aucune gravité : voilà ma religion, qui vaut mieux que tous vos systèmes et tous vos symboles.

Je n’ai lu aucun des livres dont vous me parlez, mon cher philosophe ; je m’en tiens aux anciens ouvrages qui m’instruisent ; les modernes m’apprennent peu de choses. J’avoue que Montesquieu manque souvent d’ordre, malgré ses divisions en livres et en chapitres ; que quelquefois il donne une épigramme pour une définition, et une antithèse pour une pensée nouvelle ; qu’il n’est pas toujours exact dans ses citations ; mais ce sera à jamais un génie heureux et profond, qui pense et fait penser. Son livre devrait être le bréviaire de ceux qui sont appelés à gouverner les autres. Il restera, et les folliculaires seront oubliés.

Quant à tous vos écrits sur l’agriculture, je crois qu’un paysan de bon sens en sait plus que vos écrivains qui, du fond de leur cabinet, veulent apprendre à labourer les terres. Je laboure, et n’écris pas sur le labourage. Chaque siècle a eu sa marotte. Au renouvellement des lettres, on a commencé par se disputer pour des dogmes et pour des règles de syntaxe ; au goût pour la rouille des vieilles monnaies ont succédé les recherches sur la métaphysique, que personne ne comprend. On a abandonné ces questions inintelligibles pour la machine pneumatique et pour les machines électriques, qui apprennent quelque chose : puis tout le monde a voulu amasser des coquilles et des pétrifications. Après cela on a essayé modestement d’arranger l’univers, tandis que d’autres, aussi modestes, voulaient réformer les empires par de nouvelles lois. Enfin, descendant du sceptre à la charrue, de nouveaux Triptolèmes veulent enseigner aux hommes ce que tout le monde sait et pratique mieux qu’ils ne disent. Telle est la succession des modes qui changent ; mais mon amitié pour vous ne changera jamais.

  1. Nous donnons cette pièce dans la Correspondance, comme elle est dans les éditions de Kehl et de Beuchot.