Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3741

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 2-4).

3741. — À M. FABRY[1].
Ferney, 3 janvier 1759.

Il est juste, monsieur, que je prenne les intérêts des pauvres habitants de Ferney, quoique je ne sois pas encore leur seigneur, n’ayant pu jusqu’à présent signer le contrat avec M. de Boisy.

Monsieur l’intendant de Bourgogne, M. le président de Brosses, et quelques autres magistrats, m’ont fait l’honneur de me mander qu’ils feraient tout ce qui dépendrait d’eux pour adoucir la vexation qu’éprouvent ces pauvres gens. Le sieur Nicot, procureur à Gex, mande aux communiers de Ferney que le curé de Moëns[2], leur persécuteur, est venu le trouver pour lui dire qu’il les poursuivrait à toute outrance ; ce sont ses propres mots, et j’ai sa lettre. Je vous supplie, monsieur, d’en avertir monsieur l’intendant, qui est le père des communautés. Vous partagez ses fonctions et ses sentiments. Il est bon de lui représenter : 1° qu’il est bien étrange qu’un curé ait fait à des pauvres pour quinze cents livres de frais pour une rente de trente livres ; 2° que les communiers de Ferney ayant plaidé sous le nom de pauvres, tels qu’ils le sont, peuvent être en droit d’agir in forma pauperum, selon les lois romaines reconnues en Bourgogne ; 3° que le curé de Moëns ayant fait le voyage de Dijon et de Mâcon pour d’autres procès dont il s’est chargé encore, il n’est pas juste qu’il ait compté, dans les frais aux pauvres de Ferney, tous les voyages qu’il a entrepris pour faire d’autres malheureux.

Si vous voulez bien, monsieur, donner ces informations à monsieur l’intendant, comme je vous en supplie, faites-moi la grâce de les accompagner de la protestation de ma reconnaissance et de mon attachement pour lui.

Je profite de cette occasion pour vous parler d’une autre affaire. Un Genevois, nommé M. Mallet, vassal de Ferney, a gâté tout le grand chemin dans la longueur d’environ quatre cents toises au moins, en faisant bâtir sa maison, et n’a point fait rétablir ce chemin. Il est devenu de jour en jour plus impraticable. Ne jugez-vous pas qu’il doit au moins contribuer une part considérable à cette réparation nécessaire ? Le reste de cette route étant continuellement sous les eaux, et la communication étant souvent interrompue, n’est-il pas de l’intérêt de mes paysans qu’ils travaillent à leur propre chemin ? Je suis d’autant plus en droit de le demander que je leur fais gagner à tous, depuis deux mois, plus d’argent qu’ils n’en gagnaient auparavant dans une année. Ne dois-je pas présenter requête à monsieur l’intendant pour cet objet de police ? Je me chargerai, si on ordonne des corvées, de donner aux travailleurs un petit salaire.

Je vous répète, monsieur, que je me charge de tous ces soins, quoique la terre de Ferney ne m’appartienne pas encore ; je n’ai qu’une promesse de vente et une autorisation de toute la famille de M. de Budée, pour faire dans cette terre tout ce que je jugerai à propos. Ce que le conseil de monseigneur le comte de La Marche exige de moi est cause du long retardement du contrat. Il faut que je spécifie les domaines relevant de Gex et d’autres seigneurs. Je n’ai point d’aveu et dénombrement, Ferney ayant été longtemps dans la maison de Budée sans qu’on ait été obligé d’en faire.

Je crois avoir déjà eu l’honneur de vous mander que plusieurs seigneurs voisins prétendent des droits de mouvance qui ne sont pas éclaircis. Genève, l’abbé de Trévezin, la dame de La Bâtie, le seigneur de Feuillasse, les jésuites même, à ce qu’on dit, prétendent des lods et ventes ; et probablement leurs prétentions sont préjudiciables aux droits de monseigneur le comte de La Marche, qui sont les vôtres. J’ai lieu de croire que vous pouvez m’aider dans les recherches pénibles que je suis obligé de faire ; vos lumières et vos bontés accéléreront la fin d’une affaire que j’ai d’autant plus à cœur qu’elle vous regarde.

Si vos occupations vous dérobent le temps de rendre compte de ma lettre à monsieur l’intendant, vous pouvez la lui envoyer.

J’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.


Voltaire.

  1. Communiquée par M. le vicomte de Carrière, ancien préfet de l’Ardèche. (B.)
  2. Aucyan ou Aucian.