Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3646

Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 484-485).

3646. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 28 août.

Me voilà rendu à mon ermitage des Délices, mon divin ange, après un voyage à la cour palatine, aussi agréable qu’il était nécessaire. Votre lettre, qui m’attendait, redouble le seul chagrin que je puisse avoir, en m’ôtant l’espérance de vous embrasser. Les tantes[1] et les débarbouillées sont donc d’étranges personnes ! Il ne faut pas songer à réformer des têtes aussi mal faites. D’ailleurs, mes établissements et les dépenses considérables que j’y ai faites ne me permettent pas de me transplanter. J’avais voulu acheter une terre, uniquement dans la vue d’avoir un bien solide que je pusse laisser à mes héritiers, comptant fort peu sur la nature des autres biens qui peuvent périr en un jour ; mais cela est encore aussi difficile que de faire entendre raison à des dévotes.

Je me flatte que votre ami[2] a parlé de lui-même : je serais fâché qu’on crût que je l’ai prié de faire cette démarche ; mais je n’en aurais pas moins d’obligation à vos bontés et aux siennes. Vous avez donc aussi des coliques, mon respectable ami ! Ce serait bien le cas de venir consulter Tronchin, en dépit des tantes ; mais ces mêmes coliques vous empêchent de venir dans le temple d’Épidaure, et c’est ce qui me désespère. Je vous conjure de me mander des nouvelles de votre santé ; ne me laissez pas sans consolation.

Mme du Boccage vous a donc montré notre Femme qui a raison. Elle nous a amusés en Savoie ; mais il se pourrait, à toute force, que le goût des Parisiens fût un peu différent de celui des Savoyards. Mme Denis ne m’a point encore fait voir vos commentaires critiques. Je ne crois pas, en général, que Fanime et Mme Durn[3] soient des personnes bien merveilleuses : elles peuvent avoir quelque succès par le mérite des actrices ; mais entre le succès et la gloire la différence est grande. Je connais des armées et des généraux qui n’ont eu ni l’un ni l’autre. Toutes les pièces des Français sont aujourd’hui sifflées de l’Europe. On dit que nous n’avons ni auteurs, ni acteurs, ni argent pour payer les places. Nous voilà in fece Romuli. Où est le temps où l’on donnait Iphigènie au retour de la campagne de 1672 ?

Il ne faut songer qu’à vivre dans la retraite ; et, si les choses continuent à aller du même train, on n’aura plus même de quoi y vivre. Comment se porte Mme d’Argental ? Mille tendres respects à tous les anges. Mme Denis et Mme de Fontaine vous font mille compliments ; et moi, je suis pénétré de reconnaissance.

  1. Allusion à Mme de Grolée.
  2. Le chevalier de Chauvelin, qui portait le titre de marquis depuis son mariage.
  3. Personnage de la Femme qui a raison ; voyez tome IV.