Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3611

Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 447-449).

3611. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 24 mai.

Mon divin ange, je vous envoie de la prose. Vous aimeriez mieux une tragédie, je le sais bien ; et j’aimerais mieux travailler pour vous que pour l’Encyclopédie ; mais, entre nous, il est plus aisé de faire le métier de Diderot que celui de Racine. Je vous demande en grâce de lire cet article Histoire ; il me semble qu’il y a quelque chose d’assez neuf et d’assez utile ; mais si vous n’en jugez pas ainsi, j’en jugerai comme vous. J’ai plus de foi à votre goût que je n’ai d’amour-propre.

Je n’en ai point sur mon portrait, c’est d’amour-propre dont je parle. Vous dites que le portrait ne me ressemble pas ; vous êtes la belle Javotte, et moi le beau Cléon. Vous croyez donc qu’après huit ans[1] la charpente de mon visage n’a point changé. Je vous jure, en toute humilité, que le portrait ressemble. Je le trouve encore bien honnête à mon âge de soixante-quatre ans ; et si vous vouliez vous entendre avec mon patron d’Olivet, pour en faire tirer une copie et la nicher dans l’Académie, au-dessous de la grosse et rubiconde face de M. l’abbé de Bernis, vous empêcheriez nos amis les dévots de dire qu’on n’a pas osé mettre la mine d’un profane comme moi au-dessous du plus gras des abbés. J’aurais plus de raison, mon cher et respectable ami, de vous demander votre effigie que vous de demander la mienne ; mais j’espère vous voir en personne. Je ne peux pas concevoir que Mme de Grolée ne vous prie pas à mains jointes de venir la voir, et alors je serai un homme heureux. J’aurais bien des choses à vous dire à présent secreto ; et surtout sur le ridicule dont je suis affublé de ne pouvoir venir qu’après la paix. Cette aventure est d’un très-bon comique.

Il est vrai, mon cher ange, que dans les horreurs et les vicissitudes de cette guerre, il y a eu des scènes bouffonnes comme dans les tragédies de Shakespeare, Premièrement, le roi de Prusse, qui a un petit grain dans la tête, fait un opéra en vers français de ma tragédie de Mèrope, en faisant son traité[2] avec l’Angleterre, et m’envoie ce beau chef-d’œuvre ; ensuite, quand il est battu, et que les Hanovriens sont chassés d’Hanovre, il veut se tuer : il fait son paquet ; il prend congé en vers et en prose ; moi, qui suis bon dans le fond, je lui mande qu’il faut vivre. Je le conseille comme Cinéas conseillait Pyrrhus[3]. J’aurais voulu même qu’il se fût adressé à M. le maréchal de Richelieu, pour finir, tout en cédant quelque chose. Arrive alors l’inconcevable affaire de Rosbach ; et voilà que mon homme, qui voulait se tuer, tue en un mois Français, Autrichiens, et est le maître des affaires. Cette situation peut changer demain, mais elle est très-affermie aujourd’hui.

Or, maintenant je suppose que les Autrichiens ont intercepté mes lettres : y a-t-il là de quoi leur donner la moindre inquiétude ? n’est-ce pas le lion qui craint une souris ? qu’ai-je à faire à tout cela, s’il vous plaît ? Tout le monde, je crois, souhaite la paix. Si on empêche de venir dans votre ville tous ceux qui désirent la fin de tant de maux, il ne viendra chez vous personne. J’avoue que je voudrais que M. de Staremberg fût bien persuadé que personne n’a plus applaudi que moi au traité de Versailles, en qualité de spectateur de la pièce ; j’ai battu des mains dans un coin du parterre.

C’est une chose rare que, le roi Prusse m’ayant tant fait de mal, les Autrichiens m’en fassent encore. Patience ; Dieu est juste. Mais, en attendant que je sois récompensé dans l’autre monde, votre ami, le chevalier de Chauvelin, l’ambassadeur, ne pourrait-il pas, à votre instigation, dire un petit mot de moi à cet ambassadeur impérial et royal ? Ne pourrait-il pas lui glisser qu’il y a un barbouilleur de papier qui a trouvé son traité admirable, et qui désire d’en écrire un jour les suites heureuses[4] ? Ce serait là une belle négociation ; M. de Chauvelin verrait ce que M. de Staremberg pense. Pour moi, je pense que ce monde est fou, et que vous êtes le plus aimable des hommes.

  1. Voltaire avait quitté Paris à la fin de juin 1750 ; mais il était allé passer quelques semaines à Plombières, avec d’Argental, en 1754.
  2. Le 16 janvier 1756.
  3. Voyez page 325.
  4. Ces suites étaient déjà très-malheureuses. (Cl.)