Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3541

Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 383-384).

3541. — DE M. D’ALEMBERT.
Paris, 28 janvier.

Je suis infiniment flatté, mon très-cher et illustre philosophe, du suffrage que vous accordez à l’article Géométrie. J’en ai fait beaucoup d’autres pour ce septième volume, dont je désirerais fort que vous fussiez content, et où j’ai tâché de mettre de l’instruction sans verbiage, tels que Force, Fondamental, Gravitalion, Gravité, Forme substantielle, Fortuit, Fornication, Formulaire, Futur contingent, Frères de la Charité, Fortune, etc. Vous trouverez aussi, à la fin de l’article Goût, des réflexions sur l’application de l’esprit philosophique aux matières de goût, où j’ai tâché de mettre de la vérité sans déclamation : car je déteste la déclamation, à votre exemple ; mais vous avez bien mieux à faire que de lire tout cela. Envoyez-nous de quoi nous faire lire, et ne nous lisez point.

Oui, sans doute, mon cher maître, l’Encyclopédie est devenue un ouvrage nécessaire, et se perfectionne à mesure qu’elle avance ; mais il est devenu impossible de l’achever dans le maudit pays où nous sommes. Les brochures, les libelles, tout cela n’est rien ; mais croiriez-vous que tel de ces libelles a été imprimé par des ordres supérieurs, dont M. de Malesherbes n’a pu empêcher l’exécution ? Croiriez-vous qu’une satire atroce contre nous, qui se trouve dans une feuille périodique qu’on appelle les Affiches de province[1], a été envoyée de Versailles à l’auteur, avec ordre de l’imprimer ; et qu’après avoir résisté autant qu’il a pu, jusqu’à s’exposer à perdre son gagne-pain, il a enfin imprimé cette satire en l’adoucissant de son mieux ? Ce qui en reste, après cet adoucissement fait par la discrétion du préteur, c’est que nous formons une secte qui a juré la ruine de toute société, de tout gouvernement, et de toute morale. Cela est gaillard ; mais vous sentez, mon cher philosophe, que si on imprime aujourd’hui de pareilles choses, par ordre exprès de ceux qui ont l’autorité en main, ce n’est pas pour en rester là ; cela s’appelle amasser les fagots au septième volume pour nous jeter dans le feu au huitième. Nous n’avons plus de censeurs raisonnables à espérer, tels que nous en avions eu jusqu’à présent. M. de Malesherbes a reçu là-dessus les ordres les plus précis, et en a donné de pareils aux censeurs qu’il a nommés. D’ailleurs, quand nous obtiendrions qu’ils fussent changés, nous n’y gagnerions rien ; nous conserverions alors le ton que nous avons pris, et l’orage recommencerait au huitième volume. Il faudrait donc quitter de nouveau, et cette comédie-là n’est pas bonne à jouer tous les six mois. Si vous connaissiez d’ailleurs M. de Malesherbes ; si vous saviez combien il a peu de nerf et de consistance, vous seriez convaincu que nous ne pourrions compter sur rien avec lui, même après les promesses les plus positives. Mon avis est donc, et je persiste, qu’il faut laisser là l’Encyclopédie, et attendre un temps plus favorable (qui ne reviendra peut-être jamais) pour la continuer. S’il était possible qu’elle s’imprimât dans le pays étranger, en continuant, comme de raison, à se faire à Paris, je reprendrais demain mon travail ; mais le gouvernement n’y consentira jamais, et quand il le voudrait bien, est-il possible que cet ouvrage s’imprime à cent ou deux cents lieues des auteurs ?


Par toutes ces raisons je persiste en ma thèse[2].


Parlons un peu de Genève et de vos ministres. Je n’ai garde, monsieur le plénipotentiaire de l’Encyclopédie, de vous interdire les politesses avec ces sociniens honteux ; mais surtout ne passez pas les politesses et vos pouvoirs ; point de rétractation ni directe ni indirecte. Dites-leur bien de ma part que je n’ai point violé leur secret, que je n’ai rien dit qui ne soit connu de toute l’Europe, et sur quoi ils se justifieraient vainement ; qu’enfin j’ai cru leur faire beaucoup d’honneur en les représentant comme les prêtres du monde qui ont le plus de logique. Proposez-leur à signer cette petite profession de foi de deux lignes : « Je soussigné crois, comme article de foi, que les peines de l’enfer sont éternelles, et que Jésus-Christ est Dieu, égal en tout à son Père ; » vous verrez les pharisiens aux prises avec les saducéens, et nous aurons les rieurs pour nous.

La commission établie pour savoir ce qu’il faut faire ressemble au grand conseil qui se tint à Dresde, le lendemain du jour que Charles XII y passa[3] ; et je crois qu’elle aura la même issue.

  1. Annonces, Affiches et Avis divers, dits Affiches de province, rédigés par Meusnier de Querlon, et depuis par l’abbé de Fontenai. (B.)
  2. Vers 77 de la Coupe enchantee, conte de La Fontaine.
  3. Voyez tome XVI, page 230.