Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3509

Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 350-351).
3509. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Lausanne, 5 janvier.

Le roi de Prusse, en parlant à M. Mitchell, ministre d’Angleterre, de la belle entreprise de la flotte anglaise sur nos côtes, lui dit : « Eh bien ! que faites-vous à présent ? — Nous laissons faire Dieu, répondit Mitchell. — Je ne vous connaissais pas cet allié, dit le roi. — C’est le seul à qui nous ne payons pas de subsides, répliqua Mitchell. — Aussi, dit le roi, c’est le seul qui ne vous assiste pas. »

Voilà, mon cher ange, les dernières nouvelles après la prise de Breslau. Le roi de Prusse a quarante mille prisonniers à présent, en nous comptant. Je fais des vœux et je crains pour M. de Richelieu, Quoiqu’il ait refusé un malheureux quart de part à Lekain, je l’aime toujours. Mais que diable allait-il faire dans cette galère[1] ? Et vous, pourquoi avez-vous une maison dans une maudite île[2] ? C’est l’affaire de M. de Boullongne[3] de vous la payer. Son père l’aurait peinte ; il a peint le plafond de la Comédie.

Mais daignez donc me dire ce qu’on fait en faveur des pauvres auteurs qui viennent se faire siffler sous ce plafond. De mon temps, on ne cherchait pas à les consoler. Nous allons, nous autres Suisses, donner nos comédies gratis ; nous ne payons ni auteurs ni acteurs ; mais aussi nous ne sommes point sifflés. Nous n’avons point de premier gentilhomme, et nous ne jouons point à la cour. Lekain m’a fait faire des habits pour Zamti et pour Narbas. Nous jouerons la Femme qui a raison ; et, si cette femme et Fanime font plaisir, nous vous les enverrons.

Pour comble de bénédiction, il nous vient un peintre assez bon. Il ne peint qu’en pastel : il travaillera sur ma maigre effigie, pour vous et pour les Quarante. Il faudra une copie à l’huile pour mes confrères qui ne veulent pas de crayons. Vous aurez l’original, mon cher et respectable ami ; cela est bien juste. Il y a une comédie du roi de Prusse, intitulée le Singe de la mode ; nous pourrions bien la jouer, tandis qu’il fait de si terribles tragédies en Allemagne. La catastrophe était peu attendue : vous n’auriez pas dit, au 1er d’octobre, qu’il écraserait tout, quand vous autres le teniez pour écrasé, et qu’il m’écrivait qu’il était perdu et qu’il voulait mourir, et que j’essuyais de loin ses larmes, que je ne veux plus essuyer de près. Il n’y a qu’à vivre pour voir des prodiges.

Adieu, mon divin ange. Ah ! si vous pouviez voir ma maison, qui forme un cintre sur mon jardin, et qui voit d’un côté quinze lieues de lac, et sept de l’autre, et qui a le lac en miroir au bout du jardin, et la Savoie par delà ce lac, et les Alpes au delà de cette Savoie, vous me diriez : Tenez-vous là. Mais je suis trop loin de vous.

  1. Molière, Fourbries de Scapin, acte II, scène ii.
  2. Voyez la lettre 3595.
  3. Jean de Boullongne, ne en 1690, nommé contrôleur général des finances le 25 aususte 1757, était fils aîné de Louis Boullongne, mort premier peintre du roi en 1733. (Cl.)