Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3215

Correspondance de Voltaire/1756
Correspondance : année 1756GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 83-84).

3215. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
Aux Délices, 4 août.

Il me semble, monseigneur, que toutes les lettres adressées à mon héros doivent lui être rendues, et que messieurs de la poste de Compiègne auraient pu vous renvoyer à Marseille la lettre que je vous adressai à la cour[1] quand vous eûtes donné ce bel assaut ; mais apparemment que l’on n’aime pas les mauvais vers dans ce pays-là. Il se peut aussi que les directeurs de la poste vous aient attendu à Compiègne de jour en jour, et vous attendent encore. Je ne ressemble point au général Blakeney[2], je ne peux sortir de ma place. La raison en est que je suis assiégé par une file de médecines dont le docteur Tronchin m’a circonvenu. Que n’ai-je un moment de force et de santé ! je partirais sur-le-champ, je viendrais vous voir dans votre gloire ; je laisserais là toute ma famille, qui se passerait bien de moi dans mon ermitage.

Vous croyez bien que j’ai un peu interrogé le voyageur dont vous me parlez[3], et vous devez vous en être aperçu quand je vous mandais que ce n’était pas des seuls Anglais que vous triomphiez. Vous avez, comme tous les généraux, essuyé les propos de l’envie et de l’ignorance. Souvenez-vous comme on traitait le maréchal de Villars avant la journée de Denain. Vous avez fait comme lui, et on se tait, et on admire, et l’enthousiasme que vous inspirez est général. On a mal attaqué, disait-on ; il fallait absolument envoyer M. de La Vallière[4] pour tirer juste. Au milieu de tous ces beaux raisonnements arrive la nouvelle de la prise ; voilà jusqu’à présent le plus beau moment de votre vie. Qu’est-il arrivé de là ? Qu’on ne vous conteste[5] plus le service que vous avez rendu à Fontenoy. Port-Mahon confirme tout, et met le sceau à votre gloire. Il se pourra bien faire que vous ne soyez pas le premier dans le cœur de la belle personne[6] que vous savez ; mais vous serez toujours considéré, honoré, et je vous regarde comme le premier homme du royaume, C’est une place que vous vous êtes donnée, et que rien ne vous ôtera. Il me pleut de tous côtés de mauvais vers pour vous ; vous devez en être excédé. Pour vous achever, il faut que je prenne aussi la liberté de vous envoyer ce que j’écrivais ces jours-ci à mon petit Desmahis. Ce Desmahis est fort aimable ; vous ne vous en soucierez guère, vous avez bien autre chose à faire.

Nous sommes tous ici aux pieds de notre héros.

  1. Voyez lettres 3197 et 3201.
  2. Blakeney défendait le fort Saint-Philippe.
  3. Tronchin ; voyez la lettre 3195.
  4. Général d’artillerie, né en 1667, mort en 1759 ; voyez tome XV, page 216.
  5. On le conteste encore aujourd’hui.
  6. Mme de Pompadour.